oici déjà dix-huit ans — il est de tradition, en
pareil cas, de s’écrier : « Comme le temps passe ! »
— Le Chasseur Français publiait une série d’articles que j’avais
écrits sur le camping. Peu nombreux, en France, étaient alors ses adeptes, et,
sauf la tente, le matériel était encore assez rudimentaire. Vainement eût-on
cherché des casseroles et poêles sans queue ; d’où batailles homériques
pour faire entrer dans les sacs ces encombrantes parties des ustensiles de
cuisine. Alertés par mes doléances, nombre d’inventeurs m’ont soumis des
projets variés, destinés à résoudre le problème d’un manche amovible
instantanément adaptable. Le premier en date n’avait rien trouvé de mieux que
de percer un trou dans le haut du récipient qu’avec une tige filetée et un
écrou l’usager devait réunir au manche métallique, coudé à son extrémité. Il
n’avait même pas songé à employer un écrou à oreilles ! Il fallait prendre
chaque fois une clé anglaise pour le mettre ou l’enlever ... avant de le
perdre, inévitablement.
Mais l’engouement vint vite et les catalogues des maisons
spécialisées ou les vendeurs d’articles de sport offrirent bientôt toute une
gamme d’accessoires pratiques, légers, répondant bien à leur destination. Ils
n’ont plus d’autre défaut que celui commun à tout ce qui s’achète
aujourd’hui : leur prix. Une tente coûte ce que coûtait une petite maison
d’avant guerre. Il est vrai que la petite maison coûte à son tour ce que
coûtait un hôtel. La proportion reste la même.
Le-camping, toutefois, a quelque peu changé de caractère.
Le plus souvent, il s’inspire de raisons d’économie que bien
peu de jeunes et même d’adultes peuvent se permettre de mépriser. Fini le temps
dont parlait le Dr Ruffier (Le Chasseur Français de
décembre 1948), où l’on pouvait partir avec 100 francs en poche pour un
voyage de deux semaines, coucher à l’hôtel, y prendre ses trois repas
quotidiens et trouver encore, au retour, quelque monnaie au fond de son
gousset. Finies les grandes vacances 1928 où, quand le rédacteur de ces lignes,
après un auto-camping familial en Vendée, dressa les comptes du voyage, il
constata que, toutes dépenses comprises (sauf l’essence), la
« douloureuse » se montait à onze francs par jour et par tête. Encore
un spéculateur nous avait-il fait payer 2 francs le fagot de sarments de
vigne qui valait 30 centimes an Gironde ! Mais qu’il était succulent,
le bifteck que nous fîmes griller sur cette braise odorante ! Et notre
menu à onze francs les trois repas avait comporté plusieurs fois du
homard !
Ça, ce sont des choses — et des prix — que nous ne
reverrons plus ...
Comme nous ne reverrions plus, sans doute, si nous les
abandonnions pendant une demi-journée, les serviettes et le linge de corps que
nous mettions à sécher sur une corde tendue entre deux arbres, visibles à 300 mètres.
Alors les tentes et leur contenu étaient placés sous la sauvegarde du public.
Le larcin eût été facile et l’impunité assurée. Lorsqu’on avait vu les campeurs
s’éloigner pour une promenade parfois lointaine, la certitude était acquise de
pouvoir puiser sans risque dans tout ce qu’ils laissaient sans surveillance.
Plusieurs fois, au retour, nous avons trouvé ouverte l’une ou l’autre des
tentes que nous avions fermées avant de partir. Seule la curiosité avait incité
quelque passant à regarder. Jamais ne disparut même un mouchoir, pas même la
montre en or qu’un de nous, par distraction, avait laissée accrochée bien en
vue à l’un des mâts ... Je crois que les campeurs d’aujourd’hui ne se
hasarderaient pas à abandonner ainsi leurs effets. Qui sait si même ils
retrouveraient la tente !
Je me rappelle les yeux exorbités de certains braves
propriétaires à qui nous demandions l’autorisation de dresser dans leur champs
nos murs de toile. « Vous allez coucher là dedans ? » La vue des
autos dans lesquelles nous transportions notre matériel leur donnait
l’assurance que nous eussions pu nous offrir une chambre à l’hôtel, mais leur
faisait trouver plus saugrenue cette idée de se muer en vagabonds. Avec quelle
unanimité la famille, vite groupée autour de nous comme autour d’un cirque
préparant une représentation, nous proposait : « Avez-vous besoin de
quelque chose ? » Quelle joie pour les enfants si nous leur
permettions de nous « aider » ! Tout nouveau, tout beau ...
Aujourd’hui, la « défense de stationner sur le territoire
de la commune » ne concerne plus seulement les nomades. Les campeurs sont
rangés parmi les indésirables. On leur prescrit des emplacements. J’ai vu un
terrain tellement encombré de « canadiennes » et de « bonnets de
police » que les cordes de tension s’entrecroisaient. Plus d’isolement
possible, même aux moments où la bienséance le rend indispensable. Vouloir
sortir la nuit, au milieu de ce réseau, c’était se prendre dix fois les jambes
dans les ficelles, arracher dix piquets, réveiller maints dormeurs, faire
jaillir dans l’ombre interpellations, protestations ou jurons. Ce n’est plus du
camping, c’est du campement.
Pourquoi cet ostracisme ? Faisons notre examen de
conscience, qui nous amènera peut-être au mea culpa. Certains campeurs
n’ont-ils pas traité avec trop de désinvolture le bien d’autrui ? À côté
de ceux qui, avant de partir, prenaient soin de faire disparaître toute trace
de leur passage ou de leur séjour, brûlant ou enterrant les détritus, comblant
les rigoles creusées pour l’écoulement des eaux, allant — s’ils étaient à
proximité d’une maison — saluer le propriétaire et le remercier, le
disposant ainsi à bien accueillir ceux qui viendraient ensuite, il y a eu des
campeurs qui se sont installés d’autorité, envoyant parfois promener le maître
du champ s’il faisait une observation, qui ont considéré que les fruits étaient
un dessert gratuit, qui ont fait du feu à proximité ou à l’intérieur des bois,
qui ont ensuite laissé comme souvenir de leur stationnement tout ce que, chez
eux, ils eussent mis à la poubelle pour le faire enlever par le service de
voirie. Des exceptions, certes, mais les victimes ont eu tendance à
généraliser. On a craint que les équipes du lendemain ne ressemblassent à
celles de la veille. L’accueil bienveillant du début a fait place au refus
systématique. Doléances aux municipalités — et les écriteaux prohibitifs.
Regagnerons-nous la confiance perdue ? J’en doute. On
peut dire d’elle ce que deux vers, détestables dans la forme, ont dit de
l’honneur :
... une île escarpée et sans bords.
On n’y peut plus rentrer quand on en est dehors.
Il faut désormais nous résigner à ne plus choisir notre coin
de nature, à nous contenter de celui qui nous sera dévolu ad-mi-nis-tra-ti-ve-ment.
On nous fera payer des taxes au mètre carré. Après la loi du 1er septembre
1948 sur les loyers d’habitation, attendons-en une sur les déplacements de
camping, avec correctifs de toute sorte. Nous laissera-t-on, même, la
possibilité de mettre notre tente à l’ombre pour éviter la majoration
d’ensoleillement ? Faudra-t-il déduire de la surface réelle ou utile celle
de la circonférence des mâts, assimilés à des colonnes ? La proximité de
la mer sera-t-elle assimilée à la jouissance d’une-salle de bain ?
Créera-t-on des brigades volantes de contrôleurs pour mesurer la différence de
superficie de la toile sèche ou mouillée ? Ne donnons pas des idées
néfastes à nos législateurs. Ils n’ont pas besoin de nous pour ça.
Mais ceux de ma génération qui ont connu l’ivresse de la
liberté au grand air regardent avec mélancolie ces agglomérations imposées où
doivent s’incorporer leurs enfants. Et quand ils parlent du camping d’hier aux
campeurs d’aujourd’hui, ce n’est pas en faveur de celui-ci, certains du reste
— une fois n’est pas coutume — d’être enviés de ceux à qui ils
vantent le temps passé.
R. DESDEMAINES-HUGON.
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