On n’ignore pas depuis l’antiquité la liaison étroite qui
existe entre l’élevage et la culture. Encore au XIXe siècle,
Jacques Bujault condensait cette vérité dans la phrase célèbre : « Si
tu veux du blé, fais des prés », c’est-à-dire élève du bétail, seul
producteur de fumier. Vérité qui avait toute sa valeur au temps où l’on
ignorait l’emploi des engrais minéraux. Les apports de fumier étaient alors le
seul moyen de lutter contre l’appauvrissement progressif des sols cultivés.
Aussi, avec le développement des engrais et l’emploi en
agriculture des résidus industriels, a-t-on cru pouvoir se libérer de ce
« mal nécessaire » que représentait l’entretien d’un bétail important
sur des terres à vocation purement céréalière.
En fait, c’était une erreur, et en cela on confondait deux
notions absolument différentes : la fertilisation et la fertilité. La
fertilisation d’une terre est en effet un état temporaire, réalisé
artificiellement par des apports convenables d’engrais dans un but
déterminé ; tandis que la fertilité d’une terre est un état permanent, où
tout au moins à longue échéance, liée en particulier à la structure du
sol ...
Or le rôle du fumier est double : c’est tout d’abord un
agent de fertilisation. De par sa richesse en azote, phosphore et potasse, c’est
un excellent engrais. Pourtant, ce n’est pas là son rôle le plus important. Car
l’apport de ces éléments indispensables peut aussi bien se faire par le moyen
des engrais minéraux dont on connaît plus exactement la composition, donc d’un
dosage rationnel plus facile à réaliser, et dans lesquels les éléments utiles
se trouvent sous une forme souvent plus directement assimilable par les
plantes. D’autre part, le fumier ne peut évidemment rapporter à la terre tout
ce que la récolte lui a pris. Et, à ne considérer que ce rôle de restitution,
ce n’est pas sans raison qu’on a pu remplacer le fumier par les engrais
minéraux.
Encore convient-il de ne pas perdre de vue sa valeur même à
ce seul point de vue, surtout au moment où les engrais sont si rares et si
chers. Et il serait grandement à souhaiter que les agriculteurs, saisissant
mieux cette valeur, apportent à la récolte et à la fabrication du fumier plus
de soins qu’ils n’ont souvent l’habitude de le faire. Pour ne pas connaître le
processus des fermentations qui président à l’élaboration du fumier à partir de
la paille et des déjections animales, on se condamne à perdre la plus grande
partie des éléments utiles, de l’azote en particulier, qui retourne à
l’atmosphère sous forme d’ammoniaque et d’azote gazeux. C’est là une question
importante sur laquelle nous nous proposons de revenir dans un prochain
article.
Présentement, nous nous attacherons au rôle le plus
important du fumier, considéré comme agent de la fertilité des sols. Il
n’intervient plus comme un engrais, mais comme un amendement. Et c’est dans ce
rôle qu’il est véritablement irremplaçable, au point que, par suite de
l’introduction du moteur inanimé dans les grandes exploitations, entraînant
nécessairement une diminution du bétail et un accroissement de la production de
paille, il a fallu procéder à la fabrication de fumier artificiel.
Le fumier, en effet, enrichit le sol par ses apports
d’humus, résultant de la dégradation des matières organiques qui le composent.
Or on sait qu’outre les pierres, cailloux, sables,
calcaires, argiles et matières organiques, nos sols cultivés contiennent une
fraction plus ou moins importante d’éléments microscopiques formés par de
l’argile et des matières organiques humifiées, et qui s’y trouvent à l’état
colloïdal, c’est-à-dire dans un état d’extrême division. Et c’est ce complexe
colloïdal, composé argilo-humique, qui revêt une importance capitale dans les
propriétés de nos sols.
Au point de vue physique, toutes les questions de
perméabilité, de structure, d’aération et de capacité en eau sont liées aux
colloïdes.
Au point de vue nutritif, par ses propriétés d’absorption,
ce complexe joue un rôle essentiel dans la mécanique des cations et des anions,
dans les phénomènes de leur mise en réserve et de leur libération qui régissent
la nutrition des plantes.
Enfin, au point de vue biologique, c’est sur le substratum
colloïdal que se développent toute la flore bactérienne et la faune
microbienne, nécessaires à la vie des sols eux-mêmes.
En plus de cela, à l’intérieur de ce complexe
argilo-humique, l’humus lui-même a des propriétés particulières. L’humus donne
du corps aux terres légères (qui manquent d’argile) et divise les terres
fortes, c’est-à-dire trop argileuses. En effet, l’argile est doué de propriétés
extrêmes qui, s’il est prépondérant, entraînent par exemple ces phénomènes de
retrait excessif qui causent le fendillement des sols en été. L’humus tempère
l’argile, limitant, d’une part, son gonflement et, d’autre part, son retrait.
En outre, l’humus est notablement plus hygrophile que l’argile, de sorte qu’un
faible apport d’humus augmente la capacité en eau dans des proportions très
importantes. D’une manière générale, par des apports relativement faibles
d’humus on peut améliorer une terre de façon très effective, lorsque
l’opération ne serait plus faisable pour améliorer cette terre par des apports
d’argile qui seraient beaucoup trop considérables et ne seraient plus
rentables.
Au terme de ce court exposé, on saisit toute l’importance de
l’humus. Or d’où provient-il ? C’est en bref le résultat de la dégradation
de toutes les matières organiques, micro-organismes, végétaux et animaux morts,
racines des plantes cultivées et fauchées, etc., qui s’accumulent dans le sol.
Et, dans le cas des terres cultivées dont on exporte la
production végétale, c’est le résultat des apports de fumier qui, on le voit,
jouent le rôle indispensable d’entretien et de renouvellement de la matière
organique des sols.
La plate-forme à fumier reste donc et restera le premier et
le plus grand des laboratoires de l’homme.
Jacques DE LA PORTE DU THEIL,
Ingénieur agronome.
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