Le canard de Barbarie est connu depuis fort
longtemps, mais il faut convenir que, pendant ces dernières années, sa vogue
n’a fait que croître ; il suffit, pour s’en rendre compte, de visiter les
expositions avicoles, ou de constater combien souvent on le rencontre dans les
fermes ou chez les simples amateurs. Qu’il soit blanc, bronzé, gris-perle, noir
et blanc, ce canard a vu son élevage prendre un grand essor ; pourquoi cet
engouement subit pour un animal que beaucoup considéraient comme un oiseau d’agrément,
d’ornement, sans intérêt pratique ? Question de mode ou découverte de
qualités indiscutables ? Examinons donc ensemble ce palmipède, et s’il
mérite que nous nous intéressions à lui.
Il est indéniable que, de prime abord, son aspect parle en
sa faveur : il « présente » bien, c’est un bel animal ; la
beauté de son plumage, ses proportions élégantes n’enlèvent rien à un poids
élevé qui permet de supposer une chair abondante, surtout chez le mâle. Il peut
fort bien se passer d’eau, avantage apprécié par de nombreux petits
éleveurs : la baignade favorise cependant la constante propreté de son
plumage et facilite la fécondation, lors des appariements. Le mâle étant un
géniteur ardent, il est souvent utilisé pour la saillie de canes communes en
vue d’obtenir des mulards ; ces derniers, bien engraissés, fournissent
alors des foies réputés ; en outre, le croisement d’un mâle de Barbarie
avec des femelles d’une race grande pondeuse (Pékin, Khaki, Coureur indien)
permet d’obtenir des canetons de primeur dont la vente est fort rémunératrice.
Enfin, les canards de Barbarie, animaux très vigoureux, donnent naissance à des
jeunes d’élevage facile, ce qui n’est pas à dédaigner.
Mais cet ensemble séduisant doit-il nous faire oublier les
inconvénients certains de cette race et de son élevage ? Si les mâles
fournissent incontestablement de grosses pièces, il n’en est malheureusement
pas de même de leurs compagnes, d’un poids bien moins élevé ; et il peut
arriver que, la malchance aidant, vous ayez une forte majorité de femelles dans
vos couvées, ce qui ramène le bénéfice de la saison d’élevage à un chiffre bien
moins élevé ; et, pour la ponte, les canes de Barbarie ne se fatiguent
guère ; ne faut-il pas avouer, de plus, que nos volumineux canards sont de
mauvais « coucheurs », munis de griffes et d’un bec agressifs, au
service d’un caractère très entier et très vindicatif, à l’égard des autres
habitants de la basse-cour ? J’ai eu un mâle si ardent qu’il tentait de
saillir les vulgaires poules qui l’environnaient ; je n’ai naturellement
jamais obtenu de métis, mais mes pauvres poules avaient le dos complètement mis
à vif par les griffes de leur galant d’occasion. Enfin et surtout, le gros
reproche que je fais à cette race est la lenteur de sa croissance : il
faut attendre plusieurs mois avant de pouvoir manger un de ses élèves ;
et, comme l’appétit de ces palmipèdes est loin d’être insignifiant, leur
élevage rémunérateur ne sera possible que si on peut l’entreprendre dans des
conditions requises bien spéciales, permettant de leur procurer une nourriture
substantielle, mais très économique.
C’est pour cette raison — le point de vue des éleveurs
amateurs mis à part — que la place des canards de Barbarie n’est presque
uniquement et utilement concevable que dans l’élevage fermier ; il est
indispensable que ces oiseaux trouvent leur nourriture en dehors, par
récupération, pour ainsi dire : graines perdues, larves, insectes, jeunes
verdures, etc. ... Si vous habitez une région marécageuse, si vous
possédez des bois, des landes, des taillis, alors très bien ; il vous
suffira de nourrir vos sujets pendant les deux premiers mois de leur existence,
ainsi que pendant le dernier : ainsi vous formerez une bonne ossature en
donnant un bon départ à leur développement physique ; puis, par une ration
d’engraissement intensif, vous obtiendrez finalement les belles et lourdes
pièces dont la demande et le prix sont souvent élevés pendant les trois
derniers mois de l’année. Comme je l’ai dit plus haut, le mâle est très
ardent : on peut aisément lui confier huit à dix canes et obtenir une très
bonne fécondation. Dans de bonnes conditions, vous pouvez espérer de quinze à
vingt canetons par femelle reproductrice ; calculez donc le nombre de
canes que vous devez acheter ou garder en vue de la production que vous désirez
obtenir. Ce sont d’excellentes couveuses et de non moins bonnes mères ;
profitez-en ; si elles sont en pleine liberté, laissez-les pondre et
couver à leur guise (à moins cependant que la mère et sa future progéniture ne
soient en danger dans le lieu choisi : animaux pillards, nid établi chez
un voisin, etc. ...). Mais souvent l’instinct de ces canes les porte à une
grande prudence ; j’ai vu une mère qui, pendant trois années consécutives,
a pondu et couvé dans le creux d’un saule, à trois mètres de la surface de la
mare qu’il surplombait ; lorsque l’éclosion était terminée, elle prenait
un à un ses canetons par la peau du cou, avec son bec, et les déposait sur
l’eau, à tour de rôle.
L’élevage des jeunes doit donc être économique. Voici le mélange
dont je vous conseille de suivre à peu près la composition, pour
l’établissement de vos formules alimentaires, jusqu’au soixantième jour
d’élevage :
1/4 d’orties, de salades ou d’autres verdures hachées.
1/4 de mouture de seigle, d’orge, d’avoine.
1/4 de pommes de terre écrasées.
1/4, si possible, d’aliments à forte teneur azotée (farine
de viande, de poisson, sang, tourteaux, etc.).
Si vous pouvez humidifier l’ensemble avec du lait écrémé, ce
sera parfait, et vous aurez ainsi une pâtée suffisamment riche, que vous
distribuerez trois fois par jour pendant le premier mois, deux fois pendant le
second. À partir du troisième mois, liberté complète, sauf la nuit, et un seul
repas le soir ; ce dernier se composera de quelques grains, distribués
dans un local bien aéré qui servira en même temps de dortoir. De cette façon,
les jeunes garderont l’excellente habitude de rentrer chaque jour, au lieu de
passer la nuit au bord de l’eau ou sur une branche d’arbre, où ils ne sont
qu’insuffisamment en sécurité. Je vous conseille aussi d’éjointer les ailes des
oiseaux destinés à l’engraissement, afin de les empêcher de voler comme des
perdreaux, dès que pousseront les plumes de vol ; faute de cette
précaution, on a de grandes difficultés pour les rattraper. Puis, un mois avant
le sacrifice, vous enfermerez les canards que vous désirerez engraisser :
vous leur distribuerez une bonne pâtée d’engraissement, trois fois, puis cinq
fois par jour, dans laquelle farineux, lait caillé et maïs vieux entreront dans
une large mesure ; eau à discrétion.
En ce qui concerne les reproducteurs, en plus de la ration
quotidienne de grains, vous vous trouverez bien de distribuer, de décembre à
mars, et cela chaque matin, cinquante grammes par tête d’une pâtée fortement
azotée : la fécondation sera alors parfaite et les jeunes d’une grande
vigueur.
Je ne vous ai donné là qu’une vue d’ensemble : je n’ai
pas eu l’intention de vous faire un traité de l’élevage du canard de
Barbarie : mais ces directives doivent vous donner une idée suffisamment précise
de ce qu’il est ; vous conviendrez donc que, avec de l’espace et une
organisation raisonnée, un bénéfice certain peut en être retiré. Élevage bien
spécial, il est vrai, et j’estime que le canard de Barbarie ne sera jamais un
animal d’élevage industriel ; son élevage n’a pas plus de rapport avec
celui des autres canards que l’élevage du dindon avec celui du poulet.
Persuadez-vous donc de la réalité de cette comparaison, afin de retirer de
cette spéculation avicole le maximum d’avantages et de profits.
Jean DE LA CHESNAYE.
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