Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°625 Mars 1949  > Page 370 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Le canard de Barbarie

Le canard de Barbarie est connu depuis fort longtemps, mais il faut convenir que, pendant ces dernières années, sa vogue n’a fait que croître ; il suffit, pour s’en rendre compte, de visiter les expositions avicoles, ou de constater combien souvent on le rencontre dans les fermes ou chez les simples amateurs. Qu’il soit blanc, bronzé, gris-perle, noir et blanc, ce canard a vu son élevage prendre un grand essor ; pourquoi cet engouement subit pour un animal que beaucoup considéraient comme un oiseau d’agrément, d’ornement, sans intérêt pratique ? Question de mode ou découverte de qualités indiscutables ? Examinons donc ensemble ce palmipède, et s’il mérite que nous nous intéressions à lui.

Il est indéniable que, de prime abord, son aspect parle en sa faveur : il « présente » bien, c’est un bel animal ; la beauté de son plumage, ses proportions élégantes n’enlèvent rien à un poids élevé qui permet de supposer une chair abondante, surtout chez le mâle. Il peut fort bien se passer d’eau, avantage apprécié par de nombreux petits éleveurs : la baignade favorise cependant la constante propreté de son plumage et facilite la fécondation, lors des appariements. Le mâle étant un géniteur ardent, il est souvent utilisé pour la saillie de canes communes en vue d’obtenir des mulards ; ces derniers, bien engraissés, fournissent alors des foies réputés ; en outre, le croisement d’un mâle de Barbarie avec des femelles d’une race grande pondeuse (Pékin, Khaki, Coureur indien) permet d’obtenir des canetons de primeur dont la vente est fort rémunératrice. Enfin, les canards de Barbarie, animaux très vigoureux, donnent naissance à des jeunes d’élevage facile, ce qui n’est pas à dédaigner.

Mais cet ensemble séduisant doit-il nous faire oublier les inconvénients certains de cette race et de son élevage ? Si les mâles fournissent incontestablement de grosses pièces, il n’en est malheureusement pas de même de leurs compagnes, d’un poids bien moins élevé ; et il peut arriver que, la malchance aidant, vous ayez une forte majorité de femelles dans vos couvées, ce qui ramène le bénéfice de la saison d’élevage à un chiffre bien moins élevé ; et, pour la ponte, les canes de Barbarie ne se fatiguent guère ; ne faut-il pas avouer, de plus, que nos volumineux canards sont de mauvais « coucheurs », munis de griffes et d’un bec agressifs, au service d’un caractère très entier et très vindicatif, à l’égard des autres habitants de la basse-cour ? J’ai eu un mâle si ardent qu’il tentait de saillir les vulgaires poules qui l’environnaient ; je n’ai naturellement jamais obtenu de métis, mais mes pauvres poules avaient le dos complètement mis à vif par les griffes de leur galant d’occasion. Enfin et surtout, le gros reproche que je fais à cette race est la lenteur de sa croissance : il faut attendre plusieurs mois avant de pouvoir manger un de ses élèves ; et, comme l’appétit de ces palmipèdes est loin d’être insignifiant, leur élevage rémunérateur ne sera possible que si on peut l’entreprendre dans des conditions requises bien spéciales, permettant de leur procurer une nourriture substantielle, mais très économique.

C’est pour cette raison — le point de vue des éleveurs amateurs mis à part — que la place des canards de Barbarie n’est presque uniquement et utilement concevable que dans l’élevage fermier ; il est indispensable que ces oiseaux trouvent leur nourriture en dehors, par récupération, pour ainsi dire : graines perdues, larves, insectes, jeunes verdures, etc. ... Si vous habitez une région marécageuse, si vous possédez des bois, des landes, des taillis, alors très bien ; il vous suffira de nourrir vos sujets pendant les deux premiers mois de leur existence, ainsi que pendant le dernier : ainsi vous formerez une bonne ossature en donnant un bon départ à leur développement physique ; puis, par une ration d’engraissement intensif, vous obtiendrez finalement les belles et lourdes pièces dont la demande et le prix sont souvent élevés pendant les trois derniers mois de l’année. Comme je l’ai dit plus haut, le mâle est très ardent : on peut aisément lui confier huit à dix canes et obtenir une très bonne fécondation. Dans de bonnes conditions, vous pouvez espérer de quinze à vingt canetons par femelle reproductrice ; calculez donc le nombre de canes que vous devez acheter ou garder en vue de la production que vous désirez obtenir. Ce sont d’excellentes couveuses et de non moins bonnes mères ; profitez-en ; si elles sont en pleine liberté, laissez-les pondre et couver à leur guise (à moins cependant que la mère et sa future progéniture ne soient en danger dans le lieu choisi : animaux pillards, nid établi chez un voisin, etc. ...). Mais souvent l’instinct de ces canes les porte à une grande prudence ; j’ai vu une mère qui, pendant trois années consécutives, a pondu et couvé dans le creux d’un saule, à trois mètres de la surface de la mare qu’il surplombait ; lorsque l’éclosion était terminée, elle prenait un à un ses canetons par la peau du cou, avec son bec, et les déposait sur l’eau, à tour de rôle.

L’élevage des jeunes doit donc être économique. Voici le mélange dont je vous conseille de suivre à peu près la composition, pour l’établissement de vos formules alimentaires, jusqu’au soixantième jour d’élevage :

    1/4 d’orties, de salades ou d’autres verdures hachées.
    1/4 de mouture de seigle, d’orge, d’avoine.
    1/4 de pommes de terre écrasées.
    1/4, si possible, d’aliments à forte teneur azotée (farine de viande, de poisson, sang, tourteaux, etc.).

Si vous pouvez humidifier l’ensemble avec du lait écrémé, ce sera parfait, et vous aurez ainsi une pâtée suffisamment riche, que vous distribuerez trois fois par jour pendant le premier mois, deux fois pendant le second. À partir du troisième mois, liberté complète, sauf la nuit, et un seul repas le soir ; ce dernier se composera de quelques grains, distribués dans un local bien aéré qui servira en même temps de dortoir. De cette façon, les jeunes garderont l’excellente habitude de rentrer chaque jour, au lieu de passer la nuit au bord de l’eau ou sur une branche d’arbre, où ils ne sont qu’insuffisamment en sécurité. Je vous conseille aussi d’éjointer les ailes des oiseaux destinés à l’engraissement, afin de les empêcher de voler comme des perdreaux, dès que pousseront les plumes de vol ; faute de cette précaution, on a de grandes difficultés pour les rattraper. Puis, un mois avant le sacrifice, vous enfermerez les canards que vous désirerez engraisser : vous leur distribuerez une bonne pâtée d’engraissement, trois fois, puis cinq fois par jour, dans laquelle farineux, lait caillé et maïs vieux entreront dans une large mesure ; eau à discrétion.

En ce qui concerne les reproducteurs, en plus de la ration quotidienne de grains, vous vous trouverez bien de distribuer, de décembre à mars, et cela chaque matin, cinquante grammes par tête d’une pâtée fortement azotée : la fécondation sera alors parfaite et les jeunes d’une grande vigueur.

Je ne vous ai donné là qu’une vue d’ensemble : je n’ai pas eu l’intention de vous faire un traité de l’élevage du canard de Barbarie : mais ces directives doivent vous donner une idée suffisamment précise de ce qu’il est ; vous conviendrez donc que, avec de l’espace et une organisation raisonnée, un bénéfice certain peut en être retiré. Élevage bien spécial, il est vrai, et j’estime que le canard de Barbarie ne sera jamais un animal d’élevage industriel ; son élevage n’a pas plus de rapport avec celui des autres canards que l’élevage du dindon avec celui du poulet. Persuadez-vous donc de la réalité de cette comparaison, afin de retirer de cette spéculation avicole le maximum d’avantages et de profits.

Jean DE LA CHESNAYE.

Le Chasseur Français N°625 Mars 1949 Page 370