Le chasseur qui fréquente régulièrement le littoral au
printemps et à l’automne est à peu près sûr de tirer des bécasseaux. Ces petits
échassiers, confondus avec les pluviers à collier, sous le nom générique
d’alouettes de mer, sont la parure vivante de nos plages, au pied des dunes ou
des rochers, si ce n’est dans le marais salant, sur les bancs de sable ou de
vase des estuaires et parfois bien loin en amont sur les grèves de nos fleuves.
Quels sont donc ces oiseaux dont il faut, pour garnir
la carnassière, une copieuse brochette ? La grande majorité d’entre eux se
partagent entre deux espèces, de taille un peu plus réduite et de poids plus
faible que taille et poids de la bécassine sourde : le bécasseau brunette
et le sanderling. En compulsant mon carnet de chasse, j’ai relevé le total de
l’une et de l’autre espèce pour cent bécasseaux occis ; et j’ai trouvé
plus de 50 p. 100 de brunettes, 40 p. 100 de sanderlings et 10
p. 100 seulement d’autres espèces : le cincle, très proche de la
brunette, le cocorli, le temminck et le minule. Cela sans compter les pluviers
à collier que les chasseurs du cru englobent à l’ordinaire parmi le menu gibier
de notre domaine maritime.
La brunette est bien, comme son nom l’indique, de teinte
marron plus ou moins foncé ; son bec, courbe et assez long, lui donne un
profil distinct de celui des petites bécassines ; vol tantôt preste,
tantôt ralenti par le vent ; troupes plus ou moins nombreuses, se
succédant lors des passages et ne se rassemblant qu’en certaines anses. Le sanderling,
plus pâle comme plumage avec maillures fauves sur fond clair, a le bec allongé,
mais droit ; ses pattes, semblables à celles des brunettes comme teinte
foncée, en diffèrent par l’absence de pouce et ne comportent que trois doigts
comme celles des pluviers. Les allures sont les mêmes que celles des brunettes
et leurs passages concomitants : grandes marées d’avril et du début de
mai, puis de septembre, avec séjours d’automne et d’hiver sur nos côtes et nos
îles, en l’absence de frimas trop rudes, spécialement au sud de la Loire. Je me
souviens qu’en décembre 1921, tandis que je visitais les semis de pins des
dunes rétaises, non loin du phare des Baleines, j’aperçus au pied d’une falaise
un rassemblement d’au moins 200 bécasseaux et sanderlings. Il m’était
facile de m’en approcher à l’abri d’un cordon de tamaris ; j’effectuais
cette manœuvre quand un lapin partit sous mes pieds : l’instinct du
reboiseur, pour qui Jeannot est l’ennemi numéro un, l’emporta sur la passion du
chasseur ; le lapin fit la culbute, mais la cohorte pressée des bécasseaux
prit son essor, telle une vaste écharpe déployée. J’ai manqué là une des plus
belles occasions de tir d’alouettes de mer dont je me souvienne. Le lendemain,
près du Fier d’Ars, j’alignais en deux coups de fusil une trentaine de
brunettes : j’aurais fait mieux aux Baleines.
Lors des passages d’avril et de mai sur le littoral, la
première précaution qui s’impose est de se mettre bien en règle, de consulter
l’arrêté permanent sur la police de la chasse et l’arrêté d’ouverture, malgré
que la chasse sur le domaine maritime, jusqu’à la laisse des plus hautes
marées, échappe jusqu’à présent aux textes concernant les dates licites de
notre sport sur le continent. La question vaut d’être posée ; elle est à
l’étude au Conseil supérieur de la chasse et à la Direction de la marine
marchande, puisque l’Inscription maritime a son privilège de réglementation, au
moins en faveur des inscrits et de leurs autorisations de tendre des filets
pour la capture des oiseaux de mer. Supposons donc que rien ne s’oppose à nos
sorties et gagnons l’un des points de notre littoral les mieux partagés sous le
rapport des passages : baie de Somme, estuaires normands, baie du
Mont-Saint-Michel, golfe du Morbihan, baie de Bourgneuf, baie de l’Aiguillon à
l’embouchure du Lay, la rivière de Vendée, salines de Noirmoutier, de Ré,
d’Oléron, estuaires de la Seudre et de la Gironde, baie d’Arcachon, côtes
landaises. Et j’en passe, dans cette revue à grands traits d’escales réputées,
sans m’attarder sur les bancs d’alluvions de la basse Seine, sur les sables
maritimes de la Loire, sur certaines plages bretonnes bien sympathiques.
Évitons les estuaires trop sillonnés par le trafic côtier, par les pinasses,
par les punts. Faisons une distinction bien nette entre marais d’eau douce et
marais salants, les premiers soumis aux règles continentales tout comme étangs,
marais et cours d’eau des fleuves. Ne craignons pas de nous renseigner sur les
limites du domaine privé : dunes, rochers, falaises, tous points à élucider
sur place.
Si les vents sont propices : du nord-est au nord-ouest
au printemps, du sud-est au sud-ouest à l’automne, du moins sur les côtes de
l’Océan ; si les dates de nos déplacements précèdent ou suivent de près
pleine lune ou nouvelle lune, garnissons nos cartouchières avec de bonnes
charges de plomb menu et quelques cartouches permettant le tir d’oiseaux plus
durs à descendre que les bécasseaux : courlis, huîtriers, grandes barges,
etc. ... Il arrive, lors de ces passages, que les bécasseaux escortent des
échassiers de volume plus imposant : pluviers argentés ou
tournepierres ; c’est un spectacle assez comique évoquant la vision d’un
personnage solennel suivi d’une troupe de gamins. Je relève dans mes notes le
tir de deux tournepierres abattus en même temps que cinq sanderlings dans un
vol d’une quinzaine de bécasseaux, sur le littoral de la Coubre, au début de
septembre 1937.
Et j’en reviens à la conduite à tenir, fusil en main,
lors d’un passage. Certains s’installent dans un guet creusé en plein sable
avec abri sommaire d’épaves et de branchages ; on peut y joindre des
simulacres d’oiseaux taillés dans du liège ou empaillés et plantés devant
l’abri du tireur, abri qui peut être un hutteau plus perfectionné. Il va de soi
que vous êtes en marée montante, le flux rapprochant de vous bécasseaux et
autres migrateurs. D’aucuns sifflent et le font avec une parfaite
habileté ; sans quoi le sifflet produit la fuite et non la venue des
bécasseaux. J’avoue me contenter d’un « plat ventre » sur sac de grosse
toile, parallèlement au rivage et de telle façon que les bécasseaux me
dépassent. Je les regarde venir du coin de l’œil, et je tire dès que le vol m’a
dépassé ; mais, pour le succès de cette tactique, il faut un passage
continu et cela n’arrive pas à toutes les sorties, loin de là. Mon chien couché
près de moi, s’il est sage et de parfait rapport, sinon, pas de chien, un
porte-carnier pour m’aider à la cueillette des blessés qui, généralement,
gagnent le rivage et qu’il faut saisir et achever prestement. Puis nouvelle
attente, nouveaux vols, nouvelles décharges. Cela dans les jours de chance.
J’ai cité les plus petits des bécasseaux, le temminck et le minule ;
ce sont des trotte-menu, de la taille d’un rouge-gorge, et si drôles dans leurs
allées et venues parmi grèves, galets ou goémons, qu’ils suscitent plus de
pitié que de désirs de la part d’un chasseur sensible. Volontiers, ils
remontent les fleuves : j’en ai rencontré bien en amont de Blois et
d’Orléans, sur la Loire. Du plus petit au plus grand, du minule au cocorli.
Celui-ci tient, comme taille, la moyenne entre bécassine ordinaire et bécassine
sourde. Il est assez haut sur pattes ; son bec, nettement recourbé,
rappelle le profil d’un courlis de mer au moule réduit ; plumage brun
foncé à plastron brun roux. Je l’ai tiré sur les salines de Noirmoutier à
l’abri des digues d’argile battue ; c’est un gibier élégant qui évolue par
escouades d’une quinzaine plutôt qu’en bandes compactes.
Voici donc notre chasse terminée : 20 à 30 bécasseaux.
Que vaudra leur présentation à la cuisine ? Certainement des
récriminations du cordon bleu pour la corvée de plumer, vider et trousser de
telles bestioles. Je résous le problème en dépouillant d’une main preste les
bécasseaux, ce qui enlève en partie le goût un peu rance de leur graisse
attenante à la peau ; je les fais soigneusement vider, puis je commande
soit un salmis, soit une fricassée à la casserole avec une larme de cognac.
Tout dépend, comme qualité, de ce que les oiselles auront becqueté sur le
rivage. Ne vous attendez pas au festin de Lucullus. Soyez philosophe, et gardez
bon souvenir de vos courses au bord de la mer, à la poursuite des bécasseaux.
Pierre SALVAT.
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