C’est pour « la beauté du fait » que nous avons
signalé que quelques femmes octogénaires continuaient à faire de la bicyclette,
parcourant de 20 à 40 kilomètres dans leur journée. On les considérera comme
des « phénomènes », dont les prouesses sont hors de la portée du
commun des mortels. Objection que font tous les paresseux physiques aux gens
robustes et bien portants qui voudraient les convertir aux pratiques sportives
et gymnastiques dont ils sont férus ; on leur dit que c’est à leur force
naturelle, à leur constitution exceptionnelle, qu’ils doivent de pouvoir
« se fatiguer » impunément de la sorte ; quant à soi, on y
risquerait l’épuisement, le cœur forcé ou la tuberculose.
Ce n’est donc pas en célébrant l’extraordinaire vitalité de
quelques cyclistes très âgées que nous essaierons d’amener à la bicyclette les
jeunes femmes qui n’en connaissent pas encore les avantages et les agréments.
D’autres arguments abondent plus convaincants.
Il est évident que le cyclisme féminin est en assez grande
vogue. Il serait intéressant de savoir pour quel nombre les femmes comptent
dans les douze millions de cyclistes que repère le fisc ; cela ne doit pas
faire loin du tiers. Toutefois, la plupart de ces femmes semblent utiliser leur
bicyclette beaucoup moins que les hommes ; et surtout elles l’abandonnent
beaucoup plus tôt.
Sauf dans les campagnes, les femmes ne cyclent plus, ou
guère, dès qu’elles sont mères de famille. Parmi les citadines, persévèrent
seules au delà du mariage les sportives ou semi-sportives que leurs époux et
camarades emmènent, assez souvent à tandem, en promenades et même randonnées de
cyclotourisme.
Évidemment les devoirs et les occupations qu’impose le foyer
expliquent en partie ce renoncement au cyclisme. Mais, pour persévérer ou pour
s’initier malgré les obligations de famille, il faudrait surtout que jeunes
mariées et jeunes filles eussent une expérience personnelle des agréments que
procure la bicyclette, quand elle est bien pratiquée. Or beaucoup
d’entre elles manquent de cette expérience pour avoir été mal initiées à ce
sport, simple et facile, certes, mais qui n’en comporte pas moins une
« technique ».
« Les femmes sont extrêmes en tout », a dit La
Bruyère. Appliqué au cyclisme, cet aphorisme nous enseignerait que les femmes
montent à bicyclette ou très bien ou très mal. C’est assez juste ; tandis
que la plupart des hommes sont des cyclistes moyens.
C’est un agréable spectacle que celui d’une cycliste alerte,
bien campée sur une légère machine à sa taille, et qui, d’une souple pédalée,
roule, sans effort apparent, à belle et régulière allure. Le travail physique
qu’exige la bicyclette s’adapte fort bien aux qualités musculaires et nerveuses
de la femme, qui ne sont pas les mêmes que celles de l’homme. Celui-ci agit
avec puissance et même brutalité ; contre l’obstacle, qui l’irrite, il
emploie sa force par détentes brusques et en vitesse. C’est fort mauvaise
façon, très fatigante, de faire progresser une bicyclette ; un des points
essentiels de l’entraînement des coureurs, et aussi des cyclotouristes, est de
perdre toute brusquerie saccadée dans l’effort, d’arriver « à tourner en
souplesse » d’un mouvement rotatif continu. Mais, chez les meilleurs
pédaleurs masculins, il reste presque toujours quelque chose de cette tendance
à l’effort brutal et intermittent : goût des démarrages, des pointes de
vitesse, de la montée des côtes debout sur les pédales.
Les qualités musculaires de la femme sont autres ;
elles sont essentiellement de souplesse et d’endurance. Les femmes
accomplissent de longs travaux, pourvu qu’elles les poursuivent d’un effort
menu, constant, indéfiniment prolongé ; sûres de venir ainsi à bout de
leur tâche, elles sont patientes devant elle et, si longtemps qu’elle dure,
gardent confiance en leur activité. Ce qui les fatigue et les rebute, c’est
l’effort violent, la détente qui libère d’un seul coup toute l’énergie
disponible, la vitesse soutenue. Aussi des sports comme la course, le saut, les
lancements sont contre leur nature, tandis qu’elles s’accommodent fort bien de
la marche et, plus encore, du cyclisme.
Malheureusement celles qui ont eu la révélation du coup
de pédale sont rares. Trop souvent les femmes cyclistes sont montées sur
des machines mal ajustées à leur taille, sur lesquelles elles sont obligées de
pousser — au lieu de tourner — si contraire que ce soit à leur
tempérament. La moindre côte, qu’un mauvais pédaleur mâle enlèverait en force,
les oblige à mettre pied à terre ; elles n’apprécient le vélo que dans les
descentes en roue libre, et en plaine avec le vent dans le dos ! Ces
circonstances ne peuvent les favoriser constamment ; elles gardent l’amer
souvenir de longues montées à pied, sous le soleil, le vélo poussé à la
main ; et aussi d’exténuants retours, contre un vent dont, à l’aller,
elles avaient à peine eu conscience.
Il arrive aussi que des maris ou des camarades sportifs les
emmènent en des promenades, soit à bicyclette, soit à tandem, qui tournent à la
compétition inavouée. On va trop vite, pour mettre malicieusement les
compagnons à l’ouvrage, pour dépasser les cyclistes qu’on rencontre, décoller
ceux « qui prennent la roue ». Puis on ralentit à l’extrême, pour se
reposer sans en avoir l’air ; et l’on redémarre de nouveau ; ou il
faut s’accrocher à ceux qui tentent de vous jouer le tour qu’on leur a fait.
Train irrégulier, efforts soutenus plus par l’amour-propre que par les muscles,
essoufflements et palpitations qui imposent de fréquents ralentis, tout ceci
dérègle la délicate machine féminine, qui travaille si bien quand elle
travaille à son rythme.
C’est alors que s’accumulent les désillusions. La bicyclette
devient un instrument de fatigue, sans agrément. L’amour-propre tombe — il
tombe rapidement quand de brillantes victoires ne le soutiennent pas, — la
première jeunesse passée, on renonce aisément, et pour toujours, à un sport qui
a donné peu de satisfactions.
Mais si des erreurs de technique et de pratique n’avaient
pas été commises, ces abandons ne se seraient pas produits, et bien des femmes,
au lieu de perdre leur grâce et leur santé par l’inaction physique, auraient
trouvé dans la bicyclette le moyen le plus commode et le plus agréable de
prendre de l’exercice au grand air, donc de s’entretenir sveltes, alertes et
saines jusqu’à un âge très avancé, comme ces octogénaires dont nous parlions
tout à l’heure.
Pour pédaler facilement, en souplesse, la femme, dont
souvent les jambes sont, relativement au buste, plus courtes que celles des
hommes, doit être placée en machine assez bas et en arrière ; elle doit
être assise et non à cheval. Elle doit utiliser un développement assez petit,
sans l’être trop, à peu près cinq mètres, qui lui impose une cadence de
pédalage assez uniforme, aux environs de soixante-quinze tours-minute du
pédalier, cadence qu’elle s’apprendra à soutenir régulièrement, sans à-coups.
Elle y parviendra aisément, tant elle y est naturellement disposée.
Et quand elle aura acquis ainsi « le bon coup de pédale
en souplesse », renonçant toujours à la vitesse et aux démarrages, elle
s’étonnera de sa facilité à faire de longues promenades.
Dr RUFFIER.
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