S’il est un homme qui ne puisse être suspecté de vouloir
« saboter » l’idéal sportif, je pense sans immodestie que c’est bien
le signataire de ces lignes, qui a passé trente-cinq ans de sa vie à militer
pour le sport par l’exemple et par la plume, parfois au prix de lourds
sacrifices et des « bâtons dans les roues » que lui tendaient les
vieilles badernes de la « gym » en vase clos et en pantalons longs.
Il n’en est que mieux placé pour crier avec franchise « casse-cou ! »,
quand sur un point précis notre cher sport lui semble faire fausse route.
C’est actuellement le cas de la boxe professionnelle, où
l’appât des grosses bourses et la publicité grotesque grâce à laquelle les J3
connaissent beaucoup mieux les moindres faits de la vie quotidienne de M. Cerdan
que les grandes étapes de notre Histoire de France, ou les éléments de la
grammaire élémentaire, ont ouvert la porte à toutes les folies.
Alors que jadis en pouvait considérer comme accidentel,
exceptionnel, comme cela peut arriver dans n’importe quel métier ou n’importe
quel sport, le k.-o. mortel dont fut la victime, au Canada, il y a trente ans,
le boxeur Mac Carthy, sait-on que cette catastrophe est devenue
aujourd’hui une habitude et que chaque combat est désormais un drame où l’on
joue avec la mort ?
Sait-on que, depuis la Libération — sans parler
d’accidents moins graves mais déjà très sérieux, tels que des encéphalites plus
ou moins durables, — la boxe compte sept morts par k.-o. connus,
auxquelles il faut ajouter celles qu’on a passées sous silence ? Les
voici :
10 mars 1945 : Carnera tue Ernie Schaf, par
k.-o. ; 12 mars 1945, à Paris : Durinck tue Galfioni, par
k.-o. ; 9 décembre 1946, à Nottingham : E. Famechon tue Abe Murphy,
par k.-o. ; 11 mars 1947, à Genève : Vignes tue Cortorosi, par
k.-o. ; 7 juin 1947 (U. S. A.) : Robinson tue Jimmy Doyle,
par k.-o. ; 11 février 1948 (U. S. A.) : Ezzar Charles
tue Sam Baroudy, par k.-o. ; 17 mars 1948, à Liège : Robert tue Deny,
par k.-o. !
Sait-on que Cerdan, qui est pourtant le plus sympathique et
le type parfait du « brave type » parmi les boxeurs en renom, s’il
n’a tué personne sur la route qui l’a conduit au championnat du monde, a
expédié Despeaux et Humery dans le paradis artificiel du coma pendant de
longues heures et qu’ils n’en sont sortis qu’avec beaucoup de chance ?
Enfin, nous ne parlerons pas aujourd’hui — c’est trop
triste — du nombre effrayant des anciens champions de France de boxe qui
sont devenus aveugles, le plus souvent par décollement de la rétine, et, parce
qu’ils sont vivants, nous éviterons de citer leurs noms, qui sont d’ailleurs
connus de tous les habitués du ring.
À cette situation inacceptable dans un pays où l’on interdit
le duel et où la plupart des préfets n’autorisent ni les courses de taureaux ni
les combats de coqs, M. Langlois, qui est pourtant — et je tiens à
lui rendre cet hommage — un technicien averti des choses du sport et un
journaliste de talent, donne une explication, et apporte un remède, qui me
semblent relever du paradoxe — à moins qu’il n’ait pris plaisir à se payer
la tête du bon public, ce qui, après tout, serait fort possible de la part d’un
homme d’esprit.
« Si la boxe a fait tant de morts, dit-il, c’est parce
qu’on emploie actuellement les gants de six onces à bandages mous, qui ne font
pas assez mal (!) Revenons, propose-t-il, aux gants de quatre onces à
bandages durs. Alors les boxeurs ne mépriseront plus les coups, et, ceux-ci
étant plus douloureux et plus meurtriers, ils s’y exposeront moins (!). »
Cette proposition me semble relever de la politique de Gribouille
qui se jette dans la Seine avec un sac de plomb pour éviter d’être mouillé par
la pluie. Il ne faut pas connaître l’atmosphère orageuse et surexcités des
grandes soirées de la boxe pour s’imaginer que, la tête gonflée par l’appât des
gros cachets offerts aux vainqueurs, les titres mis en jeu et l’enthousiasme
fou de spectateurs dont beaucoup n’ont aucune notion de boxe et sont attirés là
par le goût du sang, les boxeurs s’arrêteront à de telles considérations.
Beaucoup de gens, qui se disent « sportifs » parce
qu’ils ont payé mille francs papier pour passer leur soirée confortablement
assis dans un fauteuil d’orchestre, viennent là pour cela, comme d’autres ne
vont aux courses de taureaux que dans l’espoir secret de voir un matador et une
douzaine de vieux canassons les tripes à l’air, ou à l’autodrome dans l’espoir
de voir un virtuose du volant transformé en glorieux cadavre, et les boxeurs,
fascinés par les millions qui attendent le vainqueur, n’ont pour consigne et
pour désir que d’obtenir le k.-o. rapide et définitif.
C’est comme si M. Langlois nous disait — sans
rire : l’épée bouton d’un escrimeur peut se briser (cela peut arriver,
sans doute, une fois tous les cinquante ans), et son masque de grillage se
déchirer. Alors, pour éviter cela, supprimons le masque et donnons-leur une
véritable épée, à bout pointu et bien affûtée. Pourquoi pas une
mitraillette ?
Quitte à passer pour un « vieux jeton » et à
m’attirer toutes sortes d’injures de la part des gros messieurs auxquels la
mort de sept magnifiques athlètes en pleine jeunesse assure chaque année des
millions de bénéfices, je propose pour ma part que la boxe, au lieu d’un combat
de coin de rues, devienne un sport « noble » comme les autres sports.
Qu’elle ne soit plus un « combat », mais, comme l’escrime, un assaut,
comme l’était jadis notre vieille et magnifique boxe française, que l’on a eu
bien tort d’abandonner ; que, avec des gants inoffensifs et des appareils
de protection efficaces, elle ait pour but la victoire aux points et que le
knock-out ne soit plus qu’un accident exceptionnel, presque une faute.
Le spectacle, pour les vrais sportifs, n’y perdra rien, au
contraire ! Car au lieu de voir sur nos rings de magnifiques brutes qui
cognent à tour de bras, mais dont beaucoup ne savent pas boxer, nous reverrons
de vrais boxeurs, au style pur et splendide, au jeu de jambes magnifique, à
l’effort camouflé par une souplesse et une élégance que nous admirions, par
exemple, il y a vingt ans, chez un Georges Carpentier, qui fut de loin notre
meilleur boxeur, et qui est parvenu au titre de champion du monde sans tuer
personne.
« Ça — comme dirait mon vieil ami Nénesse, qui
n’en manquait pas une — c’était du billard ! »
C’était aussi de la boxe.
Robert JEUDON.
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