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Les grognards

ES souvenirs, très nombreux, des dragons, des lignards ou des artilleurs qui ont suivi l’Empereur dans ses différentes courses à la victoire, nous permettent de connaître l’existence quotidienne de ces braves gens. Ces cahiers, couverts d’une écriture malhabile et d’une orthographe phonétique, sont pour nous des documents historiques de premier ordre.

Leur uniforme, popularisé par la gravure, est somptueux, du moins sur le papier. En juillet 1804, Barrès, grand-père de l’écrivain lorrain, écrit : « Je fus habillé dans la journée et pourvu des effets, de linge et de chaussures dont je pouvais avoir besoin. On me donna un habit-frac bleu, dont la doublure et les passepoils étaient écarlates, boutonnant sur la poitrine, avec des boutons aux faisceaux consulaires (ceux de l’aigle n’étaient pas encore frappés) avec cette légende : « Garde consulaire », une culotte et une veste en tricot blanc assez légère, un chapeau à corne, avec des cordonnets jaunes, des épaulettes en laine verte, à patte rouge, fusil, giberne, sabre, etc. Il nous fut recommandé de laisser pousser nos cheveux pour faire la queue, alors à la mode dans certains régiments. »

Bruno d’Ast est, lui aussi, fort satisfait de sa tenue ; il dit en effet, en 1811, dans une de ses lettres : « Je vous apprends de plus que notre uniforme a presque tout changé, à cause du nom de voltigeurs. Nous portons maintenant l’habit d’infanterie légère, avec collet jaune et doublure rouge, veste et pantalon blancs, bottes à la hussarde, avec un bord et gland en or. Je vous assure qu’il est bien beau », ajoute-t-il naïvement.

Mais il y avait le revers de la médaille : tout ce « fourbi » gênait la marche et fatiguait les épaules. Le vélite Billon note, à la suite de sa promotion au grade de sous-lieutenant, après la bataille d’Eylau : « Quant à moi, je l’avoue, bien que je me fusse miré bien souvent dans le poli de ma giberne, je ne fus pas fâché de me séparer d’elle et de mon sabre et de mon lourd fusil, mais surtout des bretelles de mon havresac : que de cals n’ont-ils pas laissés sur les épaules de la Grande Armée ! »

Dans les camps, les hommes sont, en général, logés assez confortablement. Le voltigeur suisse Bussy, qui séjourna à celui de Boulogne-sur-Mer, décrit ainsi le quartier dit de la Crèche, qui, dit-il, « comprenait trois lignes de baraques couvertes de paille. Les deux premières lignes servaient de logement à la troupe, qui était répartie dans les cabanes par escouades de 15 à 18 hommes. On couchait sur la paille et on disposait d’une couverture pour deux. La troisième ligne renfermait les cuisines. Les pavillons des officiers se trouvaient en arrière du camp, ainsi que la grande cantine. Le corps de garde était placé à deux cents pas en avant, du côté de la mer. Quatre factionnaires montaient la garde sur le front du camp et un cinquième devant le pavillon du chef de bataillon. » En campagne, il fallait se « débrouiller » pour employer le langage militaire, et ces grognards, fort adroits en général, se sortaient admirablement des situations les plus critiques. Lors de la campagne de Pologne, Bial fut chargé de faire construire des abris : » Je fis couper, écrit-il, tout le bois nécessaire dans la forêt voisine, et j’imaginai de donner à ces abris une forme conique en les tronquant au sommet pour laisser passer la fumée. Le feu était au milieu et, tout autour, il y avait de larges bancs pour se coucher sur la paille que j’envoyais chercher fort loin. Je les couvris de branches de sapin et on releva la neige par-dessus pour garantir du terrible vent qui souffle dans ce fichu pays. »

Les troupiers étaient également logés, lorsque cela était possible, chez les habitants, qui fréquemment en gardaient un bon souvenir. Le capitaine Puffeney rapporte que, repassant par la principauté d’Anspach, en 1808, il eut la surprise de voir arriver à sa rencontre de nombreux villageois, qui vinrent demander des nouvelles de « leurs soldats », et il ajoute : « Lorsqu’on leur répondait qu’ils n’étaient plus de ce monde, ou qu’ils avaient été obligés de rentrer en France, par suite de leur blessure, on voyait ces bonnes gens verser des larmes à la pensée de s’en retourner sans avoir eu le plaisir d’embrasser encore une fois ceux qu’ils avaient abrités sous leurs toits. Si les folliculaires qui ont eu l’impudence d’écrire que les armées françaises s’étaient attiré la haine des peuples qu’ils avaient vaincus avaient été témoins de semblables scènes, ils n’auraient sans doute jamais eu l’effronterie d’écrire de pareilles infamies. »

Mais, le plus souvent, on couche à la belle étoile. Robinaux note : « Cette nuit-là, j’eus le plaisir d’avoir un superbe prunier qui me servit de ciel de lit, et la mère de tout le genre humain m’offrit un vaste lit. »

« Le bonheur du soldat, écrit le commandant Vivien, est une copieuse galimafrée qu’il attrape de loin en loin. » En général, la chère était maigre, les distributions rares et insuffisantes, il fallait, une fois de plus, employer le système D. ; il est vrai que le troupier français en connaît à fond les ressources. Le même soldat conte que, lorsque ses camarades allaient aux provisions, l’un rentrait avec une banderole de poules « telle qu’il n’est frère mineur de saint François qui ne l’eût changée contre son cordon », l’autre apportait un jambon fumé ou des pièces de lard, un autre un panier plein d’œufs, celui-ci une poêle à frire, cet autre un pot de saindoux sur la tête, enfin — la scène se passe en Espagne — des outres de vin « rouge et délicieux qui, par la vivacité de sa couleur et son esprit recteur (sic), aurait pu le disputer à notre meilleur vin de Bourgogne ou du Beaujolais ». On se mettait alors au travail : « En semblable occurrence, tout le monde est cuisinier : l’un vuide les poulets et les vuide mal, ce qui ne rend pas le ragoût meilleur ; l’autre met la marmite au feu, et la bourre tellement de viande et de lard qu’il ne reste plus de place pour le bouillon, et que la violence du feu communique au tout un certain goût de brûlé qui ferait faire la grimace à tous autres qu’à des gens de bon appétit. » Un homme attache au bout d’une ficelle, dont il fixe l’autre partie à une perche inclinée devant le foyer, une pièce de viande, « et, en donnant de temps en temps un mouvement de torsion au cordon, il obtient, s’il ne se grise pas ou s’il ne s’endort pas, un rôti parfait ; celui-là veut faire une omelette, mais, manquant de ce tact et de ce coup de poignet que tout le monde ne possède pas, il en jette la moitié dans les cendres en la faisant sauter pour la retourner, ce qui ne manque pas de lui valoir les plaisanteries de quelques malins et le rire de tous ». On n’oublie point les chefs, et l’aile du dindonneau est réservée à l’officier.

Les souvenirs des grognards fourmillent de notes pittoresques sur leur cuisine. C’est le futur capitaine Bertrand qui, en 1806, le jour de Noël, coupe avec son demi-espadon d’infanterie, à lame très effilée, une belle tranche de bœuf qu’il rapportera triomphalement à ses camarades ; ceux-ci, tout joyeux, la mirent dans la marmite, mais sans en enlever la peau, de sorte que le bouillon fut grisâtre et amer et qu’ils ne purent tremper la soupe. Cette nuit-là, ils mangèrent une sorte de galette et des pommes cuites sous la cendre, menu ordinaire de la Grande Armée. En 1808, un soldat écrit de Silésie, à sa famille : « La moitié du tems coucher sous le ciel par le plus cruel des tems, nayant pour nourriture que de mauvaises pommes de terre ; et quant lon pouvait en avoir à son grai, lon se trouvait heureux. »

À l’étape, cette joyeuse jeunesse oublie ses fatigues et fait danser les jolies filles, allemandes ou polonaises, puis, devant un verre, Parquin allume sa pipe, qui ne le quitte jamais, et d’une grosse plume maladroite écrit à sa « payse ». Certaines de ces lettres d’amour ont été conservées. Portant, en tête, le nom d’une bataille célèbre, elles sont encore émouvantes à lire aujourd’hui, malgré leur gaucherie et leur manque total de style.

Mais parfois le grognard est blessé, il tombe et un voisin complaisant le porte à l’ambulance où, au milieu des membres déjà coupés, un chirurgien, plus ou moins adroit, le panse, sans prendre de grandes précautions d’hygiène. Le soldat suisse S. Lamon, des chasseurs de la Garde impériale, rapporte qu’en 1811 il donna un verre de vin à un de ses camarades qui avait le nez partagé en deux ; la balle, ayant traversé la mâchoire, était entrée dans les côtes. Le lendemain, il le retrouva sans pansement, couvert d’une croûte de sang, et eut la surprise de le revoir au pays, en 1814, en fort bonne santé ... Ces hommes, décidément, étaient en fer ...

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°626 Avril 1949 Page 431