Je lui ai donné bien des noms, mais celui que je préfère est
celui qui correspond le plus à son tempérament, le « pur sang » du
marais. Il est évidemment très intéressant d’observer la bécassine posée sur un
butteau noir. Nous ne bronchons pas, nous notons ses moindres gestes de vie, à
l’abri d’une touffe de joncs ; parfois nous la voyons prospecter de son
long bec ce terrain mou, et, après avoir enfoncé son appendice lentement dans
le terrain noir, nous la voyons triompher gastronomiquement lorsqu’elle retire
le ver de son choix. Mais il faut avoir quelques chances pour que le mimétisme
de l’oiseau nous permette cette observation.
La vraie attitude de la bécassine, c’est l’envol
brutal, les crochets, la montée au vent. Mais cet envol du « pur
sang » du marais a-t-il lieu au pied du chasseur ou loin de lui ?
Variété infinie. Le plus souvent, l’envol a lieu dans la première période de la
chasse, c’est-à-dire, vers le 15 août, assez près du chasseur, dix à
vingt-cinq mètres. Au fur et à mesure que l’on avance dans la saison, sauf
exception due aux circonstances atmosphériques ou d’arrivage, les bécassines,
dressées par le coup de fusil, partent de plus en plus loin. Tous les oiseaux
ont les mêmes craintes. L’essentiel est de ne pas chasser plusieurs jours dans
le même secteur, et c’est pour cela que je dis : « Vivent les grands
marais où vous pouvez varier vos terrains de chasse. »
Sans doute y a-t-il des exceptions : il m’est arrivé de
chasser dans un secteur de Brière, le samedi, avec vent du secteur est ;
je n’approchai que peu de bécassines. Le lendemain, même temps, les bécassines
se levaient à dix mètres. Ce n’était pourtant pas des bécassines neuves, non
encore chassées. Bien souvent j’ai constaté le fait, et je puis dire que, d’un
jour à l’autre, la sauvagerie de la bécassine n’est pas la même, quoique les
oiseaux soient les mêmes et que les conditions atmosphériques perceptibles
soient aussi les mêmes. Un conseil que je puis vous donner par
expérience : n’oubliez pas que chasser la bécassine par calme plat n’est
pas un jour favorable. Par contre, la bonne petite brise remue les roseaux
suffisamment pour que cette douce musique du vent amoindrisse le bruit de votre
marche. Le temps clair facilite votre tir. Les oiseaux sont nets et se
détachent carrément sur les roseaux et dans le ciel. Je sais bien qu’ici c’est
une question d’optique essentiellement personnelle.
La bécassine est-elle très difficile à tirer ? D’une
façon générale, on peut répondre affirmativement à cette question. Cependant,
certains jours, sur le même terrain, avec circonstances extérieures identiques,
vous arrivez à faire des séries de cinq à sept oiseaux ! Est-ce la
bécassine qui subit une influence de calme relatif ... est-ce le tireur
qui est en plein dedans ? Mettons que l’un et l’autre font ce qu’ils
peuvent pour arriver ... au même but. De façon générale, je pense que
c’est « la faute » de la bécassine, qui se lève de plus près et se
présente régulièrement en traversard, ce qui, incontestablement, la rend plus
facile à tirer. Il faut aussi, lorsqu’on parle de la difficulté du tir de la
bécassine, regarder le terrain sur lequel on marche. Vous suivez une rivière
tranquille dont les rives sont légèrement inondées, la marche y est aisée, je
dirais presque boulevardière ; vous marchez dans un marais tourbeux que
j’appelle le marais à surprise, chaque prospection de tourbe peut faire varier
le niveau de votre marche de 50 centimètres ... En certains marais, ce
sont des sauts d’une motte à l’autre qui constituent votre station
debout ; une motte dure, une molle, la station debout se transforme en
station rampante ; la fatigue vient vite et le tir s’en ressent. Mais il
n’y a pas que la marche qui rende l’oiseau difficile, il faut prêter grande
attention au gibier qui peut se lever— et à quelle allure !
— devant vous. La vue de l’oiseau, le jugement du tir, l’exécution :
avec des réflexes rapides, il faut que ces éléments soient soudés ensemble.
Alors, si vous arrivez en moyenne à tuer une bécassine sur trois tirées, soyez
heureux, c’est très honorable. Sans doute les grands spécialistes râteaux de la
bécassine font mieux que cela. Dans son livre : Record bags and shooting
records, Gladstone donne l’énumération des records de tir homologués. Sir
Philippe Cobbold, le 30 janvier 1915, tua dans sa journée, sur l’île de
Tirée, sur la côte ouest de l’Écosse, 151 bécassines. C’est, on peut le
dire, le record européen pour une journée. Je vous assure que, quels qu’aient
été le vent, la température, le terrain et le nombre de bécassines, on ne peut
que se découvrir devant cet exploit.
Le même Sir Philippe Cobbold tua, avec un de ses camarades
de chasse :
Le 27 octobre 1904, 182 bécassines ;
Le 29 octobre 1906, 249 bécassines ;
Le 21 août 1912, 240 bécassines.
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Magnifiques tableaux à deux fusils.
En Louisiane, Mr. Pringle tua, de 1867 à 1887, 69.085
bécassines, en sept cent onze jours de chasse. Je ne compte pas faire cette
année, ni les années qui suivront, le déplacement de la Louisiane, pas plus que
je ne m’envolerai pour l’île de Tirée. Je pense que ces grands records
supposent incontestablement une très grande perfection dans le tir de la
bécassine et une énorme masse d’oiseaux. Lorsque j’ai vu, dans le
Lot-et-Garonne, mon neveu tuer 82 bécassines à Truquet, en 1947, je
considère ce résultat comme excellent, car je vais vous faire une
confidence : il y a un peu moins de bécassines dans le Lot-et-Garonne que
dans l’île de Tirée ou en Louisiane, et tous les tireurs ne sont pas Philippe Cobbold ...
Jean DE WITT.
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