Lorsque, fouillant en ses souvenirs, un chasseur de montagne
entreprend d’évoquer l’Oisans, devant ses yeux éblouis surgit toujours la
silhouette du chamois. Malgré ses efforts pour la mettre en fuite et parler
d’autre chose, la bête royale s’impose avec une telle violence que tout le
petit gibier reste dans l’ombre, puis disparaît. Adieu donc marmottes, lièvres
blancs, coqs, lagopèdes, bartavelles ! ... Aujourd’hui, nous
chasserons le chamois.
Mais pourquoi cette sorte d’obsession ? Voici :
les émotions que procure cette chasse unique sont si fortes que la mémoire et
le corps même en restent marqués au fer rouge. Par émotions, j’entends
évidemment aussi les sensations, tous les sens étant touchés. En effet, le
chasseur de chamois prend contact intime avec la haute montagne. Il la voit
sous tous ses aspects, riants ou sinistres, avec ses fleurs et sa faune, car il
ne suit pas les sentiers. Il vibre de tout son être à ses silences comme à ses
bruits formidables. Le cœur dilaté d’espoir, il rêve à ses espaces infinis et
se recueille pelotonné sur lui-même devant ses murailles infranchissables. Il y
connaît les joies délirantes et l’angoisse. Par elle, il met à l’épreuve son
audace et sa prudence, lutte à tous les instants contre l’accident possible,
pousse l’effort jusqu’à l’extrême limite des forces. Il réfléchit aussi à la
mort et, hélas ! la voit. Voilà tout ce qui imprègne si fortement l’âme et
le corps du chasseur de chamois, mais, lorsqu’il redescend vers la plaine,
portant sur ses épaules le lourd trophée qu’il a arraché à la montagne, il
oublie tout, ne sent plus rien, il est le roi.
Comment pourrais-je oublier moi-même le premier chamois qui
s’effondra sous mes coups et sur lequel, pour trop d’ardeur, je tombai d’assez
haut. Je sens toujours sous mes genoux la tiédeur de son corps ; je le
vois étendu là ; mon cœur palpite et je souris au grand chien qui lèche
sur mes mains écorchées son sang et le mien mêlés, — et ce solitaire
blessé à mort, qui bêla sous moi dans le ravin, avant de mourir. Mes oreilles
entendent bien son cri de détresse amplifié par la montagne, pénible comme un
adieu ... — et ce gros chevreau que j’eus l’imprudence de tirer sur
une dalle parfaitement lisse à vingt mètres au-dessus de ma tête — je sens
encore le frôlement de sa chute et le petit frisson qui me secoua, car nous
devions partir de compagnie — et encore ce tableau de treize chamois
étalés sous un vent glacial, à plus de trois mille d’altitude parmi les touffes
d’edelweiss, dans un somptueux décor tout violet des derniers reflets du soleil
couchant. Leurs cornes étaient brisées ... — et ce bloc venu de
quelques centaines de mètres qui enleva mon chapeau — et cet autre qui
érafla sur moi la crosse d’une carabine — et le compagnon chargé d’un
chamois que l’on rattrapa de justesse par la jambe ... Mais je m’arrête
ici, m’arrachant de force à ce fouillis de souvenirs, riche de vingt ans de
chasse, et m’excuse de cette fièvre due à la rétrospective. Voici, décrite,
avec un profond respect de la vérité, l’ultime partie qui clôtura ma carrière.
Elle la clôtura d’une façon magnifique, comme je l’avais souhaité, bien qu’il
n’y eût que deux pièces au tableau, par son exécution typique et spectaculaire,
une vraie synthèse.
Donc, ce jour-là, par un temps idéal d’octobre, nous avions
attaqué le flanc nord du Taillefer. Une traque importante et pénible dans les
petites aiguilles n’avait rien donné. Nous nous apprêtions à descendre, lorsque
à la jumelle l’un de nous vit quatre chamois engagés sur un étroit balcon
herbeux et sans issue, un « sangle », suivant le terme usité en
montagne. Au-dessus, au-dessous, comme à sa pointe extrême, le rocher lisse et
presque vertical n’offrait aux bêtes aucune chance de salut, un vrai piège. La
tactique fut vite arrêtée. Deux bons fusils gardèrent les seuls points
possibles, je ne puis dire les postes, l’un l’entrée du sangle, l’autre le
point de chute probable. Certain de ne pas avoir à tirer, je m’installai sur
une sorte d’observatoire et sortis mes lorgnettes. Un tireur émérite, parfait
grimpeur, armé d’un Mauser, se chargea de l’approche. Le balcon, assez large au
début, s’étranglait très vite. Il était de plus fortement incliné et, pour
avancer, l’homme se tenait à de rares touffes d’amelanchiers, ces arbustes
souples qui poussent dans les fentes des rochers. Devant lui la harde fuyait en
quelques bonds, puis s’arrêtait, inquiète, flairant la catastrophe. Chasseurs
et bêtes ne pouvaient se voir. Le sangle ondulait comme une couleuvre, épousant
les aspérités d’une roche ravinée par les avalanches, et chaque repli, formant
cachette, retardait l’heure du dénouement. Étant en face, je voyais assez bien
se dérouler l’approche, mais j’étais trop près de la paroi et le dernier lacet
de cet étrange promenoir accusait un angle vif. Derrière lui, les quatre bêtes
disparurent, absorbées par l’ombre.
Par contre, pour connaître les lieux, je savais qu’après il
n’y avait plus rien que la muraille. L’instant devint critique. L’homme était à
moins de vingt mètres, cramponné dans une position assez inquiétante, et ne
voyait toujours pas. Enfin, il aborda la pointe extrême. C’est alors que le
compagnon posté exactement au-dessous lui cria : « Accrochez-vous,
ils vous chargent. »
Effectivement, les quatre bêtes acculées sortirent en
trombe du repli et vinrent presque le buter. Elles n’osèrent franchir faute de
place, le vide étant pour elles, et ce fut heureux. L’homme s’était arc-bouté,
s’attendant au choc, mais je crois bien que, sous le coup de massue de ces
quatre corps nerveux se bousculant dans le suprême effort, il aurait été
précipité. Les quatre chamois avaient regagné le repli. Il ne restait plus que
quelques mètres. Avec sang-froid, notre ami les franchit. Je le vis ramper,
puis prendre tant bien que mal la position du tireur à genoux. Ce fut la fin.
Sans hésiter, les chamois sautèrent sur la paroi et, chose prodigieuse, s’y
tinrent immobiles, le flanc collé à la pierre par un de ces moyens dont ils ont
seuls le secret. Je suppose, car il faut bien supposer quelque chose, qu’ils
écartent les pinces très adhérentes de leurs sabots sur d’invisibles aspérités
d’eux seuls connues. Deux coups de carabine claquèrent. Deux corps roux se
détendirent dans le vide, et, l’espace d’une seconde, je pus voir leur forme se
cabrer dans l’air avec une telle élégance que je regrettai leur mort. Un
troisième suivit, bien vivant celui-ci. Il fit un saut de dix ou douze mètres,
se reçut sur ses quatre pieds, en refit un deuxième, un troisième, un
quatrième, puis un cinquième et, aussi incroyable que cela puisse paraître, car
il faut en avoir été témoin pour le croire, il arriva dans les éboulis à la
vitesse d’une pierre détachée. Loin de s’y broyer, emporté par l’énorme vitesse
acquise, il passa en bolide devant un de nos meilleurs fusils, qui le manqua de
ses deux coups.
Dans cette chute en cascade, d’environ soixante mètres, car
c’était une chute, jamais il n’avait obéi à la loi de la pesanteur autrement
que pour en profiter dans l’admirable calcul de ses sauts prodigieux.
Quant au quatrième chamois, mystère ; personne ne l’a
revu.
Je n’étonnerai aucun chasseur digne du nom en lui confiant
que c’est la plus belle chasse de montagne à laquelle j’ai eu l’avantage
d’assister. Et ce n’est pas une histoire.
J. LEFRANÇOIS.
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