E revenais, ce matin-là, d’un chalet abandonné où
j’avais passé une nuit plutôt froide, sur le plancher, mon sac sous la tête,
avec, pour me couvrir, une vieille bâche en lambeaux qui traînait dans un coin.
Toute la nuit, la lune avait joué sur le toit de bardeaux disjoints, et j’avais
passé mes heures d’insomnie à regarder cheminer les rayons qui filtraient par
toutes les fentes sur les planches dures de mon lit. Au matin, toutefois, je
m’étais endormi, bien vite réveillé par le froid de quatre heures, si connu de
tous ceux qui couchent dehors.
Ma toilette fut vite faite : non que je considère qu’en
montagne il faille se laisser retomber à la sauvagerie et vivre, comme trop de
jeunes gens, crasseux et barbus, au contraire. J’ai l’habitude de me raser tous
les jours, quoi qu’il arrive, et de barboter à cœur joie dans l’eau glacée des
abreuvoirs, mais ... de préférence au soleil, et vers quatre heures du
soir, et non du matin.
Autour du chalet, la glace craquant partout sous mes clous
m’apprit ce que je savais déjà : qu’il avait gelé à pierre fendre sous la
lune claire, sous les étoiles par millions, tellement plus nombreuses que les
rares points clairs que nous voyons percer la buée lumineuse de la nuit des
villes. Je m’aperçus du froid également à l’allure rapide et bien enlevée que
j’avais prise sans m’en rendre compte. Il y a comme cela des matins où l’on ne
traîne pas. Bref, j’étais à peine tout à fait éveillé lorsque j’arrivai au bord
du plateau des hauts pâturages, sur le « balcon » qui domine la vallée
où, tout en bas, s’allumaient dans les villages les premières lumières. Sous
moi, la pente plongeait brusquement en des escarpements blancs de givre, vers
les premiers genévriers et les touffes de rhododendrons qui descendaient
jusqu’à la forêt. Prudemment, je m’embarquai dans la descente, me tordant les
pieds sur les mottes dures de gel, non sans avoir monté une cartouche dans ma
Winchester, le chamois aimant à s’attarder après sa nuit dans ces hauts
alpages, où le soleil ne vient donner que très tard.
Mais, ce matin-là, aucune trace ne rompait le blanc du
givre, seul mon passage avait dépouillé les touffes d’herbes jaunes de leur
fourrure blanche, et se lisait depuis la crête en un zigzag sombre sur le tapis
blanc.
Dans les rhodos jusqu’aux genoux, je descendais, m’arrêtant
par instants pour écouter le rou-rou-rou des coqs de bruyère au réveil. Il y en
avait au moins une douzaine, tapis dans le froid, au-dessus des derniers
sapins, rasés sous les branches coudées des vernes, et une fois de plus j’envoyai
ma carabine à tous les diables. Un gros bleu s’enleva, ramant vite, et plongea
vers les arbres, suivi de ma plus sincère malédiction.
Les premiers sapins, noirs au milieu du blanc des herbes, se
dressaient isolés. Puis une amorce de sentier, avec un bassin où faire boire
les vaches : j’étais bien dans le bon chemin. Au bout de quelques minutes,
j’arrivai à une clairière bien connue, et là je demeurai cloué d’étonnement. La
couche blanche des herbes pleines de givre, partout ailleurs immaculée, était
là sillonnée de pistes sombres comme une patinoire est rayée en fin de journée.
L’idée stupide d’une gare de triage, avec ses voies, ses plaques tournantes et
ses embranchements, me vint de suite à l’esprit, vite suivie d’un fou rire.
Curieux, tout de même, cet espace d’une cinquantaine de mètres dans tous les
sens, où des bêtes inconnues étaient venues danser au clair de lune, comme les
éléphants chers à Rudyard Kipling. Un moment d’observation, là où en un endroit
moins gelé les pattes avaient marqué, m’apprit que j’avais affaire à des
blaireaux. Je connaissais leur coutume, ayant suivi quelques-unes des
« chasses » que leur font les montagnards des hautes vallées, qui les
traquent de nuit à la lampe électrique avec de gros chiens pour les clouer au
sol à coups de fourches, chose qui m’a toujours profondément dégoûté.
Et l’envie me saisit soudain, impérieuse, d’assister à la
danse des blaireaux. La lune allait encore briller deux ou trois jours dans son
plein, et il fallait en profiter. Le mois suivant, la chasse, qui n’ouvre que
quatre semaines dans nos montagnes, serait fermée, et j’aurais regagné la
ville. C’était encore une nuit blanche à passer, mais je savais déjà que, ce
soir, je serais là. Et j’y fus, ayant échangé ma carabine contre un fusil
— les coqs — dormi une heure ou deux et mangé comme un ogre — la
prévoyance ! — et rasé de frais — les principes !
Sous un sapin aux branches retombantes, qui me faisait une
sorte de chambre et me dissimulait totalement, j’eus vite disposé les deux
couvertures dont je m’étais chargé. À la tombée de la nuit, il fit d’abord
assez tiède, mais je savais ce qui m’attendait. Si les chasseurs à la hutte se
plaignent souvent du froid, ils n’ont qu’à imaginer ce que peut être une nuit
claire à 1.800 mètres, en octobre, sur un versant nord et à deux heures des
glaciers. Roulé comme un saucisson, mon fusil à côté de moi, j’attendais le
lever de la lune, je l’attendis même si bien que, dix minutes après, je dormais
à poings fermés ...
Lorsque je me réveillai, toute la clairière était inondée de
lumière, et je voyais le sol, le ciel et les arbres, à travers les basses
branches de mon sapin, comme à travers un treillage noir. Quelque chose
bougeait, une bête à la fourrure argentée, une autre plus loin ... les
blaireaux ! J’avais manqué leur arrivée. Ils étaient huit — j’eus
plus tard le temps de les compter — dont un énorme, véritable petit ours,
qui se promenait gravement de long en large, mais les autres, les jeunes,
dansaient par deux et par trois d’un bout à l’autre de leur salle de bal. Ils
couraient museau à museau, épaule contre épaule, d’un petit trot lourd et
pataud, puis se levaient debout, pirouettaient, retombaient à quatre pattes et
repartaient par où ils étaient venus. À quelques pas de là, une autre paire
entrelaçait ses passées.
La clairière toute luisante de gelée blanche, car le froid
était venu pendant que je dormais, se marbrait peu à peu de coulées sombres,
leurs pieds et leur fourrure brossant la terre et les herbes. Debout
maintenant, le gros blaireau dodelinait lourdement, puis se plantait, immobile,
comme une marmotte au bord de son trou. Par moments, l’un ou l’autre poussait
un aboiement bas, puis le silence retombait, brisé seulement par intervalles
par le glapissement d’un renard, au loin dans la forêt. Les blaireaux
croisaient toujours sur le pré leur danse fatigante et monotone, mais je
n’avais garde de faire le moindre bruit, l’occasion est si rare de contempler
ces animaux, les plus sauvages et les plus timides qui soient, en pleine
liberté, et dans tout le naturel de leurs postures et de leurs attitudes. Ils
ne m’avaient pas éventé, à cause sans doute du grand froid, peut-être aussi
parce que, posté depuis longtemps dans ma cachette, mon odeur d’homme, si
perceptible pour les bêtes, s’était évaporée et confondue avec les effluves
résineux de mon sapin. Souvent les nocturnes vinrent à moins de cinq mètres de
moi, sans la moindre méfiance. Et cela dura deux grandes heures, bien comptées
à ma montre. Plus tard, ils se formèrent en file indienne, tous les huit à la
queue leu leu derrière l’ancêtre, et se mirent à parcourir à petits pas leur
enceinte. Enfin, comme le ciel pâlissait à l’est, et que la lune descendait
derrière les sapins, toute la troupe s’arrêta, debout, au sommet d’une butte.
Quelques secondes après, ils avaient disparu, sans que je les aie vus partir.
Sans les traces toutes fraîches au milieu de la gelée, j’aurais juré que
j’avais rêvé, et qu’il n’y avait jamais eu là de blaireaux.
Un nouveau somme me mena jusqu’au matin. Je fis un rouleau
de mes couvertures, comptant les reprendre à la descente, et pris la piste.
Elle s’en allait par un sentier jusqu’à un éboulis, à environ trois cents
mètres de là, où les blaireaux s’étaient séparés pour se remiser dans deux
grands terriers. Au soleil levant, j’étais haut au-dessus de la forêt, là où,
la veille, j’avais entendu le cri d’éveil des coqs de bruyères, mais, ce
jour-là, tout était silencieux. Seuls les passereaux des neiges sautaient d’une
pierre à l’autre. En vain je battis méthodiquement toute la haute pente entre
les rochers et la forêt, lançant des pierres dans tous les couverts et donnant
du pied dans les bouquets de vernes. L’immense remise était vide, même les
genièvres en balcon et les plaques d’airelles où, l’année précédente, il m’en
était parti onze posément, l’un après l’autre, me donnant les deux plus beaux
doublés de ma carrière de tireur. Au fond, c’était naturel, puisque j’avais mon
fusil, naturelle aussi la rencontre d’un chamois qui partit comme un lapin en
me faisant sursauter, et que je jugeai inutile de saluer d’un coup de quatre.
Mais quand, le soir, je repassai dans la clairière prendre mon sac, je
rapportais autre chose qu’une paire de tétras bleu et bronze et même qu’un bouc
chamois, le souvenir de cette danse rythmée, gracieuse dans sa lenteur, de ces
blaireaux exécutant leur ballet au clair de lune, étrange et unique vision de
ce monde animal que nous croyons connaître, et que nous connaissons si
peu ! ...
Pierre MÉLON.
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