Depuis longtemps j’avais envie de capturer vivant un
éléphanteau et nombreuses furent mes sorties sans que je pusse réaliser ce
désir, soit à cause des obstacles de forêts impropices à mon dessein, soit que
les jeunes animaux demeurassent près de leurs mères, soit aussi, et le plus
souvent, que j’abandonnasse momentanément mon projet, préférant abattre un beau
mâle.
J’avais, au préalable, expliqué, aux Moïs m’accompagnant de
quelle manière nous devions opérer pour avoir des chances de réussite. Des
liens en peau de gaur étaient préparés de vieille date et entretenus
soigneusement graissés.
L’occasion se produisit en pleine saison des pluies. Une
éclaircie de plusieurs jours me permit de courir après un troupeau signalé. Il
fallait se hâter, les hardes ne restant guère en place à cette époque de
l’année. Douze heures de marche me conduisirent presque sur la piste.
Un abri fut dressé en hâte, sous lequel je passai une assez
bonne nuit. J’entendis bien, dans mon sommeil, quelques barrissements qui ne
m’inquiétèrent guère. Il n’en fut pas de même pour les pisteurs qui, au matin,
avouèrent avoir tremblé toute la nuit ; suffoqués en outre de mon calme,
alors qu’ils croyaient à un imminent danger. Je leur expliquai de mon mieux que
leur peur avait été sans raison immédiate, que la nuit amplifie les sons et les
rapproche. Je ne les convainquis nullement sur l’instant, mais ils durent
admettre que la suite me donna raison, puisque nous ne relevâmes les premières
traces qu’à près d’un kilomètre du campement.
Toutefois, je leur dis qu’ils avaient eu tort de ne pas me
réveiller et que, si pareil fait se représentait, il ne faudrait pas attendre
le dernier moment pour prendre des précautions contre un animal toujours
capable de devenir agressif.
Ceci posé, après avoir bouclé la moustiquaire dans la
musette et avalé un thé réchauffé, nous partîmes pleins d’espoir. Nous nous
voyions déjà remorquant un mignon petit éléphant, presque docile ...
Vraiment, l’homme est rempli de prétention et l’adage :
« Chacun son métier ... » ne me parut jamais
plus juste. Nous n’étions certes pas à la hauteur de la tâche et je constate,
non sans regrets, que ce n’est pas moi qui capturerai l’éléphant qui me portera
lorsque, dans quelques lustres, vieux et rhumatisant, je voudrai chasser quand
même ...
Nous prîmes la piste au lever du soleil, mais quelle marche
pénible ! Les pluies avaient non seulement détrempé le sol, mais créé de
véritables marais. La paillote atteignait 1m,50 et je formais des
vœux pour rencontrer les poursuivis dans la forêt dense, sur un terrain pas
trop marécageux.
Mes vœux ne se réalisèrent point : les animaux
se présentèrent sur une plaine semée de boqueteaux émergeant de hautes herbes.
L’approche fut néanmoins facile. Mais j’aurais voulu
chercher un mâle dans ce troupeau que la chose eût été quasiment impossible, à
moins de se faufiler jusque sous les trompes pour apercevoir l’ivoire.
D’ailleurs, ce jour-là, un mâle ne m’intéressait pas. Ma marotte avait
sérieusement pris le dessus et c’était « mon » petit éléphant que je
voulais.
J’avais donc devant moi quatorze dos gris, qui se souciaient
peu de notre présence. Toutefois, sur notre droite, deux ondulations du tranh
signalèrent qu’il y avait là des jeunes que nous ne pouvions encore voir.
C’était ce que nous cherchions.
La consigne était d’éliminer les gros en les obligeant à
détaler au plus vite et, selon nous, les petits ne pouvant suivre, la capture
de l’un d’eux serait relativement aisée.
J’entraînai les traqueurs à ma suite au sommet d’une vieille
termitière en pain de sucre à proximité du troupeau. De là-dessus, nous nous
exhibâmes en poussant des cris. Une partie de la harde fila, ainsi que nous
l’espérions, et les Moïs se précipitaient déjà, lanières en mains, pour
entraver un jeune ... Or je dus les retenir à grands éclats de voix, car
trois des masses grises n’avaient pas bronché, non plus que n’avaient bougé les
paillotes où étaient remisés les petits. Avancer dans ces conditions eût été
téméraire, car les mastodontes gardaient non pas deux, mais trois jouvenceaux,
l’un ayant échappé à notre inspection en demeurant immobile, tandis que ses
deux petits compagnons folâtraient.
Une quinzaine de mètres nous séparaient de ces animaux.
L’instant était assez critique, des femelles suitées étant toujours à craindre.
Celles-ci nous faisaient face à présent, trompes levées, prêtes à être roulées
pour la charge. Sur mon signal, les Moïs recommencèrent les hurlements. L’effet
fut tout autre que nous ne l’attendions : les bêtes foncèrent brutalement
dans notre direction. Tout en m’abritant assez mal derrière un arbre, je lâchai
un coup de carabine qui fit vaciller l’assaillant de tête ; ce fut
peut-être ce qui me sauva, car il obliqua sur la gauche et les autres
suivirent. Je regrettai, à la réflexion, de n’avoir pas mieux visé : si la
bête était tombée, peut-être que son petit serait resté près d’elle ... Et
alors ! ...
Pendant cette échauffourée de quelques secondes, mes Moïs
avaient eu assez d’agilité pour grimper sur des arbres, à cinq ou six mètres de
hauteur. Encore une fois, je ne leur en voulus point, puisque c’est toute leur
défense. Mais, pour moi, l’assaut avait été rude. Comme toujours, c’est après
coup que l’on se rend compte du danger qu’on a couru.
Depuis, l’idée ne m’est plus venue de capturer un
éléphanteau ; une expérience m’a suffi. Chercher un mâle au milieu d’un
troupeau est bien plus agréable.
Récits d’Allain le Broussard, recueillis par
Marcel FAUCHOIS.
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