Comme la plupart des grands jeux collectifs, le rugby
nous est venu d’Angleterre. Mais, si on remonte quelques siècles dans
l’histoire du sport, on découvre qu’il s’agit d’un sport français de naissance
et d’essence. Pendant des siècles, les Français ont pratiqué la
« soûle » (ou « choule »), jeu d’exercice qui présente tous
les caractères du rugby moderne. Nous trouvons des témoignages de cette passion
dans le Jeu de Robin d’Adam de la Halle et dans plusieurs textes relatifs
à la virtuosité qu’y manifestait Ronsard. Ainsi le vieil historien Claude
Binet, relatant une partie de soûle où brilla le roi Henri II, note :
« Ronsard, qui tenait le parti du roi, fit si bien que Sa Majesté disait
tout haut qu’il avait été cause du gain obtenu en la victoire. »
Les qualités que l’on s’accorde à reconnaître aujourd’hui au
rugby français ne sont donc pas le fruit du hasard, ou le résultat de
l’assimilation des méthodes britanniques, mais bien l’héritage de cinq siècles
de pratique passionnée. Nous seuls sommes en mesure de battre ou d’égaler les
équipes d’outre-Manche, alors que plusieurs pays continentaux s’adonnent à ce
sport avec des fortunes diverses : Allemagne, Espagne, Roumanie, Italie.
Nous seuls avons réussi à vaincre chez eux les redoutables Irlandais. Et, l’an
dernier encore, l’entraîneur de l’illustre équipe australienne « les Kanguroos »,
en tournée de propagande à travers l’Europe, déclarait : « Le premier
rugby du monde est le rugby français. »
Et pourtant nous n’avons jamais réussi à enlever le Tournoi
des Cinq Nations, véritable championnat du monde qui réunit chaque année
l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles, l’Irlande et la France. Nous avons
terminé plusieurs fois second. Il nous a toujours manqué la part de réussite ou
de hasard favorable qui détermine les grandes victoires.
Mais il ne suffit pas d’incriminer la chance. Un simple tour
d’horizon nous montre les failles et les fautes, les erreurs et les lacunes du
rugby français.
Tout d’abord, on peut constater — et singulièrement
depuis vingt ans — une régression quantitative de ce sport. Si on excepte
Paris et quelques villes de l’Ouest, le rugby ne se joue plus guère
qu’au-dessous de la ligne symbolique Bordeaux-Lyon.
Nous n’avons guère plus de vingt mille pratiquants actifs.
En outre, notre rugby a subi plusieurs crises de natures diverses : crises
de morale et de moralité, crises de technique, d’effectifs et d’unité.
La première lézarde dans cette unité fut ouverte vers 1928,
lorsque douze grands clubs se séparèrent de la Fédération et créèrent un
championnat autonome.
Le coup le plus rude nous atteignit en 1931, lorsque les
Britanniques, après plusieurs avertissements, décidèrent de rompre toutes
relations avec nos équipes.
Ils protestaient par là contre deux regrettables tendances
qui se manifestaient de plus en plus chez nos rugbymen.
La première, aujourd’hui atténuée, s’exprime dans un vocable
éloquent de langage sportif : « la matraque ». On « jouait
l’homme » et non plus la balle. On frappait, on massacrait : ce
n’était plus par la qualité de ses trois-quarts ou de ses avants qu’une équipe
se faisait valoir, mais par l’efficacité de ses assommeurs.
La seconde, dont nous retrouvons malheureusement les traces
dans bien d’autres sports, est une tendance systématique au truquage et à la
fraude. Un dirigeant du Paris Université-Club nous confiait récemment :
« Mon fils, qui a appris à jouer en Angleterre, subit un handicap
considérable, car il est constamment préoccupé de la règle du jeu alors que ses
camarades sont surtout soucieux de la tourner. »
Constatation affligeante, car il ne s’agit pas d’une fraude
localisée en un sport défini, mais de la manifestation d’une mentalité, de
l’état d’esprit d’une génération ; ce qui se traduit, en argot, par
« combine » ou « système D ».
En outre une des plaies vives, nous pourrions dire un ulcère
du rugby français demeure dans le professionnalisme clandestin qui sévit
particulièrement dans le Sud-Ouest. Les sergents recruteurs des clubs à mécènes
prennent contact, à la saison des transferts, avec les vedettes des clubs moins
fortunés. Ils leur font miroiter situations, primes, contrats. Et,
progressivement, des clubs comme l’Aviron Bayonnais ou l’U. S. A.
Perpignan, véritables pépinières de notre rugby, ceux qui avaient su donner à
leurs joueurs une école, une méthode, une couleur (on disait : l’école
basque ou l’école catalane), se dépeuplent et dépérissent.
Enfin, une des dernières causes — et non la moins grave
— de notre régression d’effectifs réside dans le schisme créé par
l’avènement et le développement du rugby à XIII.
Tous ces maux, si divergents en apparence, peuvent se
soigner par le même remède : rééducation morale des joueurs, du public et
des dirigeants. Et ce redressement nous semble d’autant plus précieux, d’autant
plus nécessaire que le rugby constitue une véritable synthèse de toutes les
qualités sportives. Il faut y conjuguer les vertus de base de l’athlète,
— vitesse et détente— ; à l’adresse et à la précision du jongleur, à
l’endurance et à l’agressivité du boxeur. Il serait désastreux pour notre
jeunesse de laisser péricliter, par négligence ou par faiblesse, notre premier
sport collectif de combat et de formation.
Gilbert PROUTEAU.
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