Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°627 Mai 1949  > Page 453 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

Regards sur notre rugby

Comme la plupart des grands jeux collectifs, le rugby nous est venu d’Angleterre. Mais, si on remonte quelques siècles dans l’histoire du sport, on découvre qu’il s’agit d’un sport français de naissance et d’essence. Pendant des siècles, les Français ont pratiqué la « soûle » (ou « choule »), jeu d’exercice qui présente tous les caractères du rugby moderne. Nous trouvons des témoignages de cette passion dans le Jeu de Robin d’Adam de la Halle et dans plusieurs textes relatifs à la virtuosité qu’y manifestait Ronsard. Ainsi le vieil historien Claude Binet, relatant une partie de soûle où brilla le roi Henri II, note : « Ronsard, qui tenait le parti du roi, fit si bien que Sa Majesté disait tout haut qu’il avait été cause du gain obtenu en la victoire. »

Les qualités que l’on s’accorde à reconnaître aujourd’hui au rugby français ne sont donc pas le fruit du hasard, ou le résultat de l’assimilation des méthodes britanniques, mais bien l’héritage de cinq siècles de pratique passionnée. Nous seuls sommes en mesure de battre ou d’égaler les équipes d’outre-Manche, alors que plusieurs pays continentaux s’adonnent à ce sport avec des fortunes diverses : Allemagne, Espagne, Roumanie, Italie. Nous seuls avons réussi à vaincre chez eux les redoutables Irlandais. Et, l’an dernier encore, l’entraîneur de l’illustre équipe australienne « les Kanguroos », en tournée de propagande à travers l’Europe, déclarait : « Le premier rugby du monde est le rugby français. »

Et pourtant nous n’avons jamais réussi à enlever le Tournoi des Cinq Nations, véritable championnat du monde qui réunit chaque année l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles, l’Irlande et la France. Nous avons terminé plusieurs fois second. Il nous a toujours manqué la part de réussite ou de hasard favorable qui détermine les grandes victoires.

Mais il ne suffit pas d’incriminer la chance. Un simple tour d’horizon nous montre les failles et les fautes, les erreurs et les lacunes du rugby français.

Tout d’abord, on peut constater — et singulièrement depuis vingt ans — une régression quantitative de ce sport. Si on excepte Paris et quelques villes de l’Ouest, le rugby ne se joue plus guère qu’au-dessous de la ligne symbolique Bordeaux-Lyon.

Nous n’avons guère plus de vingt mille pratiquants actifs. En outre, notre rugby a subi plusieurs crises de natures diverses : crises de morale et de moralité, crises de technique, d’effectifs et d’unité.

La première lézarde dans cette unité fut ouverte vers 1928, lorsque douze grands clubs se séparèrent de la Fédération et créèrent un championnat autonome.

Le coup le plus rude nous atteignit en 1931, lorsque les Britanniques, après plusieurs avertissements, décidèrent de rompre toutes relations avec nos équipes.

Ils protestaient par là contre deux regrettables tendances qui se manifestaient de plus en plus chez nos rugbymen.

La première, aujourd’hui atténuée, s’exprime dans un vocable éloquent de langage sportif : « la matraque ». On « jouait l’homme » et non plus la balle. On frappait, on massacrait : ce n’était plus par la qualité de ses trois-quarts ou de ses avants qu’une équipe se faisait valoir, mais par l’efficacité de ses assommeurs.

La seconde, dont nous retrouvons malheureusement les traces dans bien d’autres sports, est une tendance systématique au truquage et à la fraude. Un dirigeant du Paris Université-Club nous confiait récemment : « Mon fils, qui a appris à jouer en Angleterre, subit un handicap considérable, car il est constamment préoccupé de la règle du jeu alors que ses camarades sont surtout soucieux de la tourner. »

Constatation affligeante, car il ne s’agit pas d’une fraude localisée en un sport défini, mais de la manifestation d’une mentalité, de l’état d’esprit d’une génération ; ce qui se traduit, en argot, par « combine » ou « système D ».

En outre une des plaies vives, nous pourrions dire un ulcère du rugby français demeure dans le professionnalisme clandestin qui sévit particulièrement dans le Sud-Ouest. Les sergents recruteurs des clubs à mécènes prennent contact, à la saison des transferts, avec les vedettes des clubs moins fortunés. Ils leur font miroiter situations, primes, contrats. Et, progressivement, des clubs comme l’Aviron Bayonnais ou l’U. S. A. Perpignan, véritables pépinières de notre rugby, ceux qui avaient su donner à leurs joueurs une école, une méthode, une couleur (on disait : l’école basque ou l’école catalane), se dépeuplent et dépérissent.

Enfin, une des dernières causes — et non la moins grave — de notre régression d’effectifs réside dans le schisme créé par l’avènement et le développement du rugby à XIII.

Tous ces maux, si divergents en apparence, peuvent se soigner par le même remède : rééducation morale des joueurs, du public et des dirigeants. Et ce redressement nous semble d’autant plus précieux, d’autant plus nécessaire que le rugby constitue une véritable synthèse de toutes les qualités sportives. Il faut y conjuguer les vertus de base de l’athlète, — vitesse et détente— ; à l’adresse et à la précision du jongleur, à l’endurance et à l’agressivité du boxeur. Il serait désastreux pour notre jeunesse de laisser péricliter, par négligence ou par faiblesse, notre premier sport collectif de combat et de formation.

Gilbert PROUTEAU.

Le Chasseur Français N°627 Mai 1949 Page 453