Nous écrivons ces lignes en pleine période de dépression du
marché des valeurs dites réelles, leur chef de file, le napoléon, ayant à ce
jour perdu plus de 20 p. 100 sur ses plus hauts cours. Nous ignorons de
quoi demain sera fait, si cette baisse spectaculaire sera confirmée ou même
amplifiée, ou si, au contraire, l’or rattrapera une partie plus ou moins
importante de sa moins-value actuelle. Car il est un élément absolument
imprévisible : les réactions psychologiques du public épargnant ou
spéculateur.
Quelle est la valeur vraie du louis ? nous est-il
souvent demandé. Question difficile entre toutes, car, depuis de nombreuses
années, nous sommes en plein chaos monétaire, et non seulement nous, mais aussi
la presque totalité des pays de notre pauvre planète décervelée. Quelques
expressions employées couramment dans les journaux pour célébrer la baisse des
prix, et que tout le monde semble trouver naturelles, illustrent mieux qu’un
long exposé le point où nous sommes arrivés. Partout l’on parle de la hausse du
franc, comme si une mesure pouvait s’apprécier ou se déprécier. Car qu’est-ce
que le franc, sinon une monnaie, donc un étalon pour mesurer les valeurs, comme
le mètre l’est pour mesurer les longueurs ?
Parler de l’allongement ou de la diminution d’un étalon n’a
aucun sens, ce sont les marchandises ou les valeurs qui varient par rapport à
lui et non l’inverse. À moins que notre étalon monétaire ne soit plus considéré
comme tel et qu’il soit assimilé lui-même à une marchandise de valeur variable.
Dans le fond, c’est malheureusement de cela dont il s’agit. Même les défenseurs
du franc, animés des meilleures intentions, en arrivent eux-mêmes à considérer
les choses sous cet angle pour le moins fâcheux. Point d’arrivée inévitable
après les années d’incohérence que nous venons de subir, mais qui n’en reste
pas moins excessivement grave pour les enseignements psychologiques que cela
comporte. Car la valeur d’une monnaie, c’est d’abord une valeur purement
psychologique, la fameuse confiance dont il est si souvent parlé ...
Dans le même ordre d’idées, l’on explique la baisse du louis
par des besoins de trésorerie d’hommes d’affaires et même de ruraux.
Explication probablement exacte, mais révélatrice d’une situation très grave.
Car jusqu’ici nous avions toujours supposé que les bons du Trésor ou similaires
avaient justement pour but de fixer les disponibilités temporaires au mieux des
intérêts de tous et aussi de la communauté. Pour quelles raisons ce circuit
normal est-il interrompu ? Là aussi, raisons psychologiques puissantes
qu’il sera bien difficile de faire disparaître. Il est aisé de détruire,
— même et surtout au nom de grands principes, — mais il est bien plus
difficile de rebâtir.
En fait, tout ceci prouve une chose, c’est que du jour où
une monnaie n’est plus rattachée à une réalité, pour nous l’or, pour d’autres l’argent
ou autres choses, cette monnaie, tôt ou tard, est forcée de perdre sa fonction
d’étalon invariable. Et, dans le divorce de l’or et des monnaies, ce n’est pas
l’or qui, finalement, a été démonétisé comme le prévoyaient pas mal
d’illusionnés aux environs de 1936, mais bel et bien les monnaies.
Tout cela, bien entendu, ne veut pas dire que la valeur
actuelle des choses doit automatiquement se régler sur les prix du marché de
l’or. Car l’or lui-même n’est plus un étalon, mais seulement une marchandise
précieuse très recherchée. Et dont les prix reflètent d’autant moins sa valeur
véritable que cette marchandise est plus recherchée, et son marché plus ou
moins libre ou clandestin. Alors, comment s’y retrouver ?
Comme nous le disons plus haut, ce n’est guère facile.
Essayons toutefois d’approcher la réalité, et voyons comment se présentaient
les choses avant 1914, dernière période normale précédant le déraillement
général.
À cette époque, un louis ou 20 francs, c’était
absolument la même chose. Un franc papier représentait alors, en milligrammes
d’or fin, 290,32. En novembre 1938, une dévaluation — la quatrième depuis
1914 — abaissa le poids du franc-papier à 24mgr,75 ; et en
février 1940, une cinquième dévaluation le réduisit de nouveau à 24mgr,006.
Ce qui, pour le napoléon, donne une moyenne d’avant guerre d’environ 275
francs-papier.
Actuellement, et depuis décembre 1945 — sixième
dévaluation, — le franc-papier ne vaut plus théoriquement que 7mgr,46
d’or fin. Mais chacun sait que rien n’est plus théorique, et que c’est
justement pour essayer de se rapprocher peu à peu de la réalité qu’ont été
autorisés les marchés libres sur l’or et les devises. Mais valeur sur marché
libre ne veut pas dire valeur vraie. Comment trouver cette valeur vraie de
l’or ?
À notre avis, à défaut de monnaie fixe ou d’or étalon et non
marchandise spéculative, la meilleure mesure des valeurs, ou la moins mauvaise,
est encore l’indice des prix industriels. Car l’expérience a prouvé, et cela
malgré de nombreuses tentatives de déflation, que dans l’ensemble les prix de
revient industriels offrent un palier de résistance qu’il est, pour ainsi dire,
impossible d’enfoncer. Or nos prix industriels sont en gros vingt fois plus
élevés qu’avant guerre ; ce qui donnerait au louis une valeur théorique de
5.500 francs environ au maximum. Comme l’on peut raisonnablement espérer
un recul des indices industriels de deux ou trois points, le pivot de 5.000
pourrait donc être facilement défendu, en attendant l’assainissement monétaire
international.
Quant à la prime de risque, que d’aucuns ajoutent à la
valeur du napoléon, il ne peut s’agir là que de données non seulement
subjectives, mais aussi personnelles à chacun. Si l’on peut encore discuter de
la valeur à attribuer à la prime de sécurité pour le cas de guerre ou de
troubles, l’on ne peut fixer, a priori, cette même valeur en ce qui
concerne la position personnelle de chaque thésaurisateur. L’on comprendra
facilement qu’un jeune père de famille nombreuse, plus ou moins à l’abri des
impôts sur le capital, ne peut envisager le problème de la même façon qu’un
couple riche et âgé sans héritiers directs.
Marcel LAMBERT.
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