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Les culs-blancs

Ils sont trois, parmi nos oiseaux-gibier, à mériter le nom de cul-blanc : appellation dont il est superflu de rechercher l’étymologie, car elle dit bien ce qu’elle veut dire, l’estampille immaculée faisant trancher les sus-caudales sur le reste du plumage. Trois, dont un passereau, un traquet, habitant estival de nos plaines, et deux chevaliers, deux oiseaux d’eau, le chevalier cul-blanc et la guignette qu’on appelle aussi cul-blanc de Paris ; nous verrons si ce surnom est mérité.

Le traquet cul-blanc ou motteux, charmant passereau, de taille intermédiaire entre celles de l’alouette commune et de la lulu, séjourne en France du printemps au début de l’automne. Il anime de son vol court, rez terre, les guérets, se juchant sur les mottes et lançant un chant au début doux, harmonieux, à la conclusion saccadée, crépitante. Monsieur et Madame vont de compagnie, le mâle gris roux avec une jolie bande noire encadrant l’œil du bec à la nuque ; sa compagne, de mise plus terne, mais d’égale agilité dans la recherche des insectes, des vermisseaux, des mouches et moucherons. Utiles sans contestation et notés cependant parmi le gibier de passage à côté de la grive mauvis et de l’ortolan, dans la tribu de ce que l’on appelle, non sans saveur, les petits, lorsque le manque de perdreaux et de cailles conduit les chasseurs à jeter leur poudre aux moineaux.

L’excuse serait, si l’on en croit Magné de Marolles, que le cul-blanc motteux est « un manger fort délicat et comparable à l’ortolan ». Voire ! Je ne déguste pas souvent la boule de graisse fine de l’ortolan, qui vous fond dans la bouche, mais j’en ai savouré parfois et ne trouve pas que le motteux approche d’une telle succulence : chair foncée, nullement à dédaigner si la brochette est assez copieuse, moins délectable, à mon humble avis, que la mauviette d’octobre.

Lors de mes premières armes en Loir-et-Cher, le motteux figurait sur l’arrêté préfectoral parmi les oiseaux pouvant être tirés sans délit. Il n’en est plus de même depuis que la Convention internationale du 19 mars 1902 a prohibé la chasse de tous les petits oiseaux d’une taille inférieure à celles de la grive et du merle, sauf l’alouette et l’ortolan.

Fini, cher petit motteux, ton classement cynégétique en suite de la circulaire du ministre de l’Intérieur du 9 juillet 1861, te rangeant implicitement parmi les oiseaux qui, à des époques déterminées, se transportent par troupes dans les pays lointains. Fini, à ton grand bénéfice, et sois toujours l’hôte des labours, des sols secs, des pierrailles, dans ta gaieté de bon aloi.

Pour le chevalier cul-blanc, aucun doute sur sa qualité de gibier d’eau. Silhouette élancée, pattes hautes, bec droit et assez long ; un chevalier nettement plus gros que la bécassine sourde et plus petit que la bécassine commune. Plumage sombre, presque noir, à reflets vert foncé ; croupion de neige ; cri sifflé, flûté, que l’oiseau jette tant au départ qu’en plein vol. L’essor est saccadé, surtout s’il s’agit, pour le cul-blanc, d’émerger hors des arbres ou des buissons abritant une de ces mares qu’il affectionne en septembre, tout comme il aime, en avril, à vermiller sur les étangs fraîchement pêchés, sur les biefs et les rigoles dont le curage est récent. Ce départ en zigzags ne facilite pas le tir du cul-blanc : ne pas se presser, saisir l’instant où l’oiseau perce hors des branchages avant de piquer sa pointe haut dans le ciel libre, de décrire un vaste circuit pour s’abattre brusquement, assez loin peut-être, sur une autre mare, sur la pièce d’eau d’un parc, si ce n’est à l’abri des berges d’une rivière.

J’ai tué mes deux premiers culs-blancs d’un coup double au bord de la Loire, en amont de Blois, il y a plus d’un demi-siècle. J’en ai tiré presque chaque année soit en Bresse, soit dans l’Ouest, rarement sur le littoral que je soupçonne le cul-blanc d’apprécier moins que les cours d’eau et mares de l’intérieur des terres. Parfois on l’appelle bécassin ; il est réputé très sauvage, ce qui ne l’empêche pas de se mêler à la troupe dandinante d’oies et de canards de fermes dans les abreuvoirs : après tout, ce peut être une défense.

Une fois tué, plumé, bardé, le cul-blanc fournit un rôti acceptable, inférieur comme qualité au rôti de bécassines, variant quand même nos menus de septembre comme préface à ceux des deux mois qui vont suivre et nous donneront le régal des grives de vignes, des alouettes, des bécasses et autres longs becs.

Notons qu’en saison très pluvieuse, tel l’automne de 1927, où des flaques, des creux d’eau parsèment la plaine, le cul-blanc n’est plus un assidu des mares, lesquelles, remplies jusqu’aux bords, ne lui présentent pas le limon propice aux proies convoitées. Sa rencontre devient aléatoire, son approche difficile à défaut d’abri pour masquer le chasseur.

Il en est de même pour la guignette lorsque débordent les fleuves et rivières qu’elle fréquente. La guignette est, si vous le voulez, un cul-blanc au moule réduit, de teinte plus grise, de plumes caudales moins claires, que j’aurais hésité à qualifier de l’appellation de son grand cousin si, de longue date, sa chasse en bateau, pratiquée sur la Seine et la Marne, ne lui avait valu le surnom cité ci-dessus de cul-blanc de Paris. Chasse révolue depuis bien des lustres puisque « les prés fleuris qu’arrose la Seine » sont trop fréquentés par les promeneurs pour se prêter au plomb des disciples de Diane. Guignette des naturalistes, cul-blanc d’Île-de-France, graveline des rives de la Saône ; j’aime par-dessus tout ce dernier terme, caractéristique de la remuante petite oiselle dont les gravières sont un des lieux d’élection. Pendant tout l’été, les guignettes animent de leurs vols incessants nos fleuves, nos rivières, ne refusant ni lacs, ni canaux, ni pièce d’eau de quelque importance. Leurs troupes de 5 à 6 oiseaux vont, viennent, se poursuivent, se posent sur les grèves, les bordures, les enrochements et jusque sur les barques vides à l’attache. Tui-tui-tui ... tui-tui-tui-tui ... les cris d’appel se succèdent, le vol preste, rappelant celui des hirondelles, rase le flot ; les guignettes fréquentent aussi le marais salant, qui leur vaut le surnom de galope-chenaux ; elles aiment les rochers, même auprès des plages fréquentées, comme aux abords immédiats des Sables-d’Olonne où, maintes fois, j’ai tenté de déjouer leur malice. Leurs ailes grises sont barrées de blanc, leur plumage gris olivâtre est flammé de brun noir et rehaussé de reflets mordorés ; taille d’une bécassine sourde, bec droit, long de 20 à 25 millimètres, pattes grises de 4 centimètres de hauteur portant une amorce de palmure entre les phalanges externe et médiane ; je vous assure que la guignette démontée sait jouer de ce rudiment d’organe natatoire, plongeant et replongeant devant le chien.

La ressemblance de son vol avec celui de l’hirondelle est sans doute à l’origine d’une confusion ancienne entre la guignette, que d’aucuns qualifiaient d’hirondelle de mer, et les sternes qui, seuls, ont droit à une telle appellation. Les hirondelles de mer que Louis XVI tirait sur les étangs de Rambouillet, ainsi que le relate le journal de ses chasses, étaient simplement des guignettes. La Loire constitue l’une des escales préférées de notre oiselle ; certains chasseurs du Loiret sont spécialisés dans sa poursuite à l’aide de bateaux et faisaient naguère des tableaux annuels de plus de cent guignettes. N’a-t-on pas tenté de faire classer la guignette parmi les oiseaux nuisibles aux alevins, dans le but inavoué d’élargir la période de sa chasse ? C’était aller trop loin dans la biologie : la guignette recherche surtout les vers, les petits mollusques.

Devant la table, un plat de guignettes apporte souvent un léger goût de marécage. Admettons que son tir, sa poursuite valent mieux que sa chair et gardons aux culs-blancs, grands et petits, pour les heureuses rencontres qu’ils nous procurent, la pensée, assortie d’une pointe d’émotion, du chasseur pour ses victimes.

Pierre SALVAT.

Le Chasseur Français N°628 Juin 1949 Page 482