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Histoires de chasseurs

Veille d’ouverture

Chez Jean de Masclet, la mode était de monter, comme au XVIIIe siècle, des mystifications pendables à tous les invités. C’était une tradition de famille. Je m’en étais aperçu, la première fois que je vins coucher chez lui pour aller aux bécasses, et où je trouvai sur le coup de onze heures un énorme coq leghorn dans ma table de nuit, qui me fit sauver tout en chemise à travers la pièce, poursuivi par cette sale bête. L’année suivante, ce furent huit ou dix réveils, artistement cachés, qui sonnèrent à onze heures, à minuit, à une heure, etc., etc., la nuit qui précéda l’ouverture.

Aussi cette année-là, quand j’arrivai à la Bouscade — tel était le nom de sa propriété, — j’étais parfaitement décidé à ne pas « marcher ». Non, on ne m’y reprendrait plus. Un homme averti en vaut deux. Et c’est ce que je décidai en sortant de table, à l’heure du café, des liqueurs et des cigares. Tant pis pour les mauvais plaisants, ils en seraient cette fois pour leurs frais. Rendez-vous fut pris pour le lendemain cinq heures, en bas et en tenue, pour déjeuner avant de nous mettre en chasse. Le valet de chambre m’apporterait de l’eau chaude pour ma toilette. À l’époque dont je parle, ces gentilhommières du Béarn étaient encore assez primitives, et il n’y avait ni eau courante ni électricité à la Bouscade.

Une fois dans ma chambre, j’eus l’impression de m’avancer sur la glace mince d’un étang mal gelé. Mais le plancher n’était pas à bascule, il n’y avait pas de grenouilles sous mon oreiller, et seule mon ombre projetée au mur par la bougie dansait en ombre chinoise. Toutefois, il y avait là indubitablement quelque traquenard, un seau d’eau dissimulé pour m’arroser des pieds à la tête, ou quelque pétard du 14 juillet que mon poids ferait éclater sous le lit. Mais quand on sait à quoi s’en tenir, on prend ses précautions.

Indubitablement, c’était mon lit la cible de toutes les mauvaises plaisanteries préparées. Il importait donc de ne pas m’y coucher. Un lit massif, en bois lourd, avec des rideaux et un ciel de lit à la mode de 1900, qui me parut redoutable. Tout cet attirail pouvait me tomber dessus à minuit, comme une tente dont on a arraché les piquets, me laissant me débattre dans le noir, entortillé de kilomètres d’étoffe. En hissant une chaise sur la table, j’arrivai à jeter un coup d’œil au-dessus du ciel de lit : il n’y avait que des bourrons de poussière séculaire. Rien qui ressemblât à un déclic ou à un ressort. Un peu rassuré, je regagnai le plancher, en pensant me rompre le cou. Je passai ensuite l’inspection de mon fusil : rien non plus de ce côté-là, les percuteurs tombaient normalement. Mes cartouches n’avaient point été desserties, pour remplacer le plomb par de la farine, plaisanterie qui amène une mirifique gerbe blanche au bout du canon, mais qui vous fait rater régulièrement le plus beau lièvre de la journée.

Alors quoi ?

Et pourtant, il n’y avait pas à s’y tromper : depuis la poignée de main de mon arrivée jusqu’au bonsoir de mon hôte, en montant l’escalier, tout dans l’accueil qui m’avait été fait flairait la traîtrise et le guet-apens. Les autres invités étaient sûrement au courant, installés à la Bouscade depuis plusieurs jours, et ils s’étaient donné le mot pour ne rien dire. Peut-être étaient-ils derrière ma porte, attendant le déclenchement de l’offensive ... mais non, les couloirs étaient vides, et tout dormait dans la vieille demeure. Un instant, j’eus la tentation d’aller en réveiller un, au choix, et de l’empoisonner et l’empêcher de dormir jusqu’à ce qu’il eût révélé le pot aux roses, mais je réfléchis que Léotard, mon voisin de chambre, pesait cent huit kilos, avec les « doubles muscles », comme Tartarin, et que j’allais me faire éjecter comme une douille vide. Il ya des gens qui ont le réveil mauvais.

Une heure du matin ... il fallait pourtant dormir. Depuis trois heures je sondais les murs et les planchers, soulevais les rayons des placards et tâtais tous les ressorts du sommier. Alors me vint une grande idée.

Le lit monumental était impossible à déménager, véritable travail de géant qui aurait réveillé tous les échos de la maison et mis ses habitants en révolution. Mais j’enlevai adroitement les draps, les couvertures, le matelas, je poussai dans un coin la table qui encombrait la chambre et me mis à refaire mon lit sur le plancher. La pièce était immense, et il y avait bien six pas entre ce lit et moi. Si ces messieurs avaient, comme j’en étais persuadé, combiné quelque noirceur à mon égard, leur astuce s’exercerait maintenant sur un lit vide. Pour moi, voluptueusement installé sur mon matelas à même le parquet, je soufflai ma bougie et m’endormis en songeant, comme dit Sénèque, que « la conscience du devoir accompli est un mol oreiller pour les intelligences d’élite ».

Je rêvais que j’étais à la bécasse, et qu’une tombée d’oiseaux à long bec, gros comme mon corps pour le moins, s’abattait dans une clairière à chacun de mes coups de fusil. Avec un soupir de joie, je me retournai dans mon lit. C’est alors que les brigands me sautèrent à la gorge, avec des cris inhumains, en même temps qu’un invisible bourreau m’arrosait d’huile bouillante. Avant même d’ouvrir les yeux, j’envoyai droit devant moi un maître coup de poing, qui sonna sec en pleine figure d’un de mes agresseurs. M’écrasant de son poids, ce traître me bourra de douloureux coups de souliers sur mes tibias sans défense, et s’assit sur mon estomac en hurlant. Beuglant moi-même à pleine gorge, je le pris à bras le corps et l’envoyai rouler dans un coin, où sa tête sonna contre une commode. Le jour filtrait aux fentes du volet, et je voyais mon fusil pendu au mur. Si seulement je pouvais m’en emparer ! Mais mon adversaire se relevait déjà sur un genou. À grands coups d’une vieille chaise — dont le dossier me resta dans les mains — je l’abattis à nouveau.

Il se releva d’un saut, et, plaqué comme au rugby, ce fut mon tour de mesurer le terrain et de saigner du nez. Toutefois nos cris sauvages avaient donné l’alerte, on accourait, et j’entendais la voix de Masclet, celle de Léotard et deux ou trois autres, se demandant qui donc criait au meurtre, et d’où venait ce fabuleux vacarme.

Ils entrèrent en masse, par trois de front, s’attendant à se trouver en face d’une équipe de cambrioleurs. Deux d’entre eux levaient leur fusil d’un air farouche, et Masclet se précipita pour ouvrir la fenêtre toute grande. Alors, dans le petit jour, on compta les morts et les blessés.

La blague que l’on m’avait faite — et qui était excellente en effet — avait consisté à ne point m’en faire du tout, et à prendre cependant des airs mystérieux comme si toute la maison était truquée. Naturellement, j’avais marché et passé une bonne partie de ma nuit à déjouer des embûches qui n’existaient pas et des pièges imaginaires. Mais ce que personne, moi surtout, n’eût pu supposer, c’était la suite inédite, le résultat imprévu de la superbe inspiration qui m’avait fait coucher sur le plancher, à l’abri de tout.

Un peu avant cinq heures, Léon, le valet de chambre, était venu m’éveiller et m’apporter un broc d’eau chaude. Vainement il avait frappé à ma porte— je dormais si bien, — puis était entré dans le noir et, dès les premiers pas, avait trébuché et s’était étalé de tout son long sur ma couche, m’ébouillantant à travers mes draps. Reçu par quelques coups de poing de bonne fabrique, il avait riposté pareillement, en appelant à la rescousse. Ensuite ... nous nous étions flanqué la plus formidable raclée dont on eût jamais entendu parler à la Bouscade, ainsi qu’en témoignaient sa mâchoire, mon œil au beurre noir, les chaises cassées et la table les quatre pieds en l’air ! Avant d’avoir eu le temps de nous reconnaître, nous n’étions plus qu’un tourbillon où se pratiquaient impartialement la boxe anglaise et le judo, sans oublier, comme au temps de Paul Pons, la « lutte gréco-romaine, à main plate et en brave ».

L’excellent homme prit la chose du bon côté, et j’aurais été mal venu à me fâcher. Mais on peut me croire sur parole si j’affirme que, ce jour-là, mon tir sur les perdreaux et les lapins fut nettement inférieur à la moyenne ordinaire. Depuis, mon aventure est passée au rang de légende nationale, à la Bouscade, et chaque année, lorsque je viens y chasser, Masclet ne manque pas de raconter par le menu à ses invités nouveaux, qui ne savent pas l’histoire, comment cet idiot-là — c’est moi — a manqué lui étrangler son vieux valet de chambre et les prend à témoin de la dose de bêtise qu’il faut accumuler pour en faire une de ce tonneau-là.

Je ne réponds rien : je suis blasé là-dessus. Mais j’ai remarqué que, chaque fois, le vieux Léon, qui passe les vins, remplit jusqu’au bord mon verre de vieux bordeaux, puis s’en va vers le buffet s’en verser un verre tout pareil, qu’il lève dans ma direction en me regardant avec un bon sourire. Moi aussi, je lève mon verre en silence, et je bois à sa santé.

C’est un petit secret entre nous deux, un rite préparatoire à la journée d’ouverture du lendemain.

Mais, désespérant d’égaler jamais cette superbe blague improvisée, mon ami Masclet a renoncé à faire des farces à ses invités.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°628 Juin 1949 Page 490