Il est indéniable que, sur la route, le cycliste court des
dangers. En fait-il courir à d’autres ? Je ne le pense pas. Il me semble
plutôt voué à l’écrasement qu’à l’homicide. L’idée ne me traverse jamais
l’esprit que je puisse blesser sérieusement ou tuer un passant ou un usager de
la route, mais, constamment, je pense que je peux être accroché, renversé ou
tué par un automobiliste.
M’assurer contre les risques, contre les accidents ou
dommages causés aux tiers par moi, paisible cycliste, me paraît une précaution
absolument dérisoire. Avant de payer une prime, si faible soit-elle, pour ce
genre de risque, je m’assurerais contre le bris de ma vaisselle ou les trous de
mîtes à mes lainages, à moins d’avoir la manie de l’assurance, qui put aller
jusqu’à prévoir la chute d’un plafond ou d’une branche d’arbre sur une partie
vitale de son individu.
J’ai mis longtemps à savoir que, sans m’en douter, ni le
vouloir, et sans avoir signé la moindre police, je jouissais d’une garantie illimitée
contre les dommages causés aux tiers, alors que je roulais à vélo, et cela
parce que je cotisais à la Fédération de cyclotourisme, qui versait près de la
moitié de ladite cotisation à une compagnie d’assurances, qui me couvrait
ainsi, automatiquement.
Ma surprise fut grande ; ma joie modérée. J’eusse
trouvé bien préférable que la Fédération fît l’économie de cette prime et
réduisît d’autant ma cotisation, puisque, depuis cinquante ans, je n’ai causé,
tout en roulant constamment à bicyclette, et tous les jours dans une grande
ville, le dégât le plus infime, la blessure la plus légère. Et je pensais que
la compagnie d’assurances en question devait bien savoir le caractère
inoffensif du cycliste monté, puisqu’elle se contentait d’une prime de
150 francs pour couvrir un risque illimité.
Quelle ne fut donc pas ma surprise en apprenant, récemment,
que ladite compagnie exigeait de la Fédération une surprime globale de 300.000 francs,
s’estimant débordée par les sommes à verser aux sinistrés, c’est-à-dire aux
victimes des cyclotouristes !
Elle ajoutait, d’ailleurs, que plus d’un tiers des accidents
provenaient de cyclistes d’une même société roulant ensemble, c’est-à-dire
s’accrochant sur la route, soit par inexpérience, soit par imprudence, soit
parce qu’ils « chahutaient », ou parce qu’un trop bon déjeuner avait
quelque peu brouillé leurs notions d’équilibre.
Il en résultait entre copains des déclarations de
complaisance et tout s’arrangeait par la présentation à la compagnie d’une
facture mentionnant une pédale brisée, un garde-boue tordu, un pantalon troué
au genou, peut-être la note du médecin pour un poignet foulé ou un coude
ensanglanté.
La Fédération, émue, et craignant, en s’en tenant aux
clauses stipulées, d’être obligée, sous peine de déficit budgétaire, de tripler
le tarif de la cotisation, demanda et obtint que les 300.000 francs
fussent ramenés à 100.000 (hélas ! pour l’année seulement), en
acceptant que l’assurance ne couvrirait plus les risques des cyclotouristes
d’une même société roulant ensemble.
Restent les deux autres tiers, c’est-à-dire les cyclistes,
plus ou moins isolés, ayant causé à des tiers de tels préjudices que la
compagnie d’assurances déclare succomber sous le poids des charges que ces
damnés écraseurs lui imposent !
Donc, je me trompais. Le cycliste (et je ne parle pas des
coureurs, attention !), le paisible cycliste ne court pas seulement des
dangers. Il en fait courir aux tiers. Il a du sang sur la conscience !
Lui ! Vous me croirez si vous voulez, mais je continue à me refuser à
l’admettre, à moins qu’on ne fasse intervenir la psychologie de l’assuré qui,
consciemment ou non, « veut en avoir pour sa prime ».
N’occupant qu’une place infime, piteuse et ridicule dans la
liste des écraseurs, le cycliste occupe-t-il une place de choix, une place
prépondérante dans la liste des écrasés ? Pas même.
À première vue, quand on regarde des cyclistes moyens, plus
ou moins inexpérimentés ou imprudents, rouler au milieu des tramways, des
camions, des voitures, frôlés ou aveuglés, se prenant dans les rails, risquant
d’être coupés en deux, à chaque croisement, on se sent disposé à accorder un
brevet de courage à ces héros des pavés glissants, du sens giratoire et des
embouteillages. À y regarder de plus près, et si l’on a la curiosité macabre de
consulter la liste quotidienne des morts, on arrive à se demander si
l’automobiliste n’est pas plus exposé que le cycliste. La plus fantastique des
pirouettes exécutée en descente rapide par un cycliste qui a raté son virage
aboutit généralement à quelques foulures ou, en mettant les choses au pire, à
quelques côtes enfoncées.
Pour l’automobiliste, la même pirouette peut entraîner une
demi-douzaine de corps en bouillie dans le cercueil d’une carrosserie défoncée.
Dans les villes, le cycliste est généralement « cueilli »,
c’est-à-dire frôlé ou happé, et c’est le vélo, plus souvent que l’homme, qui
passe sous les roues du camion. Voyez, au contraire, deux autos se télescopant
à un croisement. Il est rare que de deux voitures « entrées l’une dans
l’autre » on retire des gens indemnes. Rendons grâce au triplex, qui a
supprimé pratiquement les épouvantables blessures dues aux éclats de verre. Ce
régime de faveur, si l’on peut dire, dont profite le cycliste est dû à ce que
rien ne l’emprisonne et à sa lenteur. Il va de soi que le danger d’un télescopage
augmente avec la vitesse. On n’a jamais vu, jadis, l’accrochage de deux fiacres
provoquer une seule victime. L’accrochage de deux bolides, au contraire, se
résout en tas de ferraille et par l’extermination des occupants.
Je cherche donc encore comment il peut se faire qu’une
compagnie d’assurances renonce à garantir les dommages causés aux tiers, tant
ils sont nombreux, par des cyclotouristes. On serait alors amené à considérer
ceux-ci comme un danger public, et il ne resterait plus qu’à assurer les patineurs
à roulettes et les trottineurs !
Puisque la Fédération de cyclotourisme avoue la gêne de la
trésorerie, qu’attend-elle pour supprimer purement et simplement
l’assurance ? Elle y gagnerait 1.500.000 francs annuellement, ne
perdrait pas un cotisant (ou bien peu !), pourrait ne pas augmenter la
cotisation et, considérant ses membres comme des êtres raisonnables, prudents,
connaissant leur code de la route, se désintéresserait de leurs fantaisies
acrobatiques, les incitant ainsi à se conduire comme des usagers de la route,
conscients de leurs devoirs et de leur responsabilité. Et rien, d’ailleurs, ne
les empêcherait de contracter une assurance personnelle et même une « tous
risques » s’ils en voyaient, contrairement à moi, la nécessité.
H. DE LA TOMBELLE.
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