C’est avec quelque fierté, paraît-il, que Duruy, ministre de
l’Instruction publique sous le second Empire, consultant un jour sa montre, se
plut à dire : « À cette heure, tous les lycéens de France font leur
version latine ! » Une organisation si méticuleuse des études avait
sans doute tous les inconvénients d’un dirigisme excessif ; cependant les
« potaches » de l’époque savaient bien mieux le latin que ceux
d’aujourd’hui.
On peut abandonner le latin à son triste sort, qui est de
céder peu à peu toute la place qu’il tenait dans l’instruction à l’enseignement
des sciences et des « techniques ». Mais, parmi ces techniques, il en
est une, comme nous l’avons dit, dont la pratique est fort mal assurée par
l’Université, celle de l’éducation physique. Et il serait souhaitable qu’un
ministre actuel de l’Éducation nationale pût proclamer en toute
certitude : « Chaque jour, à une heure fixée par moi, tous les
écoliers de France prennent leur leçon de gymnastique. »
Nous sommes loin de compte. Faute d’une méthode précise,
commode et efficace, l’éducation physique de nos enfants se fait dans la
confusion et la négligence. Le corps enseignant a grande peine à s’y intéresser
parce que « les activités physiques » multiples et désordonnées dont
elle se compose cadrent fort mal avec la discipline scolaire, avec la méthode
bien définie qu’il faut mettre dans toute instruction. Et comme ce corps
enseignant se reconnaît assez incapable de régler et surveiller d’aussi
complexes exercices, des professeurs et moniteurs spécialisés, de formation
extra universitaire, envahissent le Temple des Études et ravissent, pour un
temps, les élèves à leurs maîtres habituels. Ainsi le conflit reste ouvert, et
même s’aiguise, entre ce que la pédagogie doit à l’esprit et ce qu’il lui
faudrait accorder au corps.
La nécessité de confier à l’instituteur l’éducation physique
des écoliers n’a d’ailleurs pas échappé à ceux de nos gouvernants qui ont le
sens des réalités. Mais transformer partiellement un instituteur en moniteur
d’éducation physique s’est révélé fort difficile. Les maîtres de l’enseignement
primaire, à part quelques jeunes, qui ont une « mentalité sportive »,
rechignent à s’astreindre aux études supplémentaires et aux pratiques
athlétiques qui leur permettraient de se reconnaître dans cette science
médico-sportive qu’est devenue l’éducation physique. C’est là le résultat le
plus déplorable de l’erreur qu’on a commise en faisant de l’enseignement de la
gymnastique aux écoliers une tâche trop ardue, extrêmement compliquée.
C’est par la gymnastique d’ensemble qu’il faut
résoudre le problème. C’est toujours à ce procédé qu’on doit recourir quand il
s’agit de développer, fortifier et entraîner des « effectifs » d’une
certaine importance : écoliers, collégiens, apprentis, soldats. Or, on a
renoncé à ce genre de gymnastique, même dans l’armée, pour faire confiance aux
exercices « individualisés », aux jeux, aux sports, considérés comme
plus au goût des jeunes, et plus efficaces. Mais, en pratique, la plupart des
assujettis échappent à ces jeux et sports qui ne plaisent qu’aux enfants, et
jeunes gens robustes et alertes, ceux-là mêmes qui n’ont guère besoin
d’éducation physique organisée. La dérobade des uns, l’ardeur tumultueuse de
quelques autres transforment les séances d’exercice à l’école en une confuse
agitation qui n’a rien de « pédagogique », rien qu’on puisse régler
et contrôler suivant les besoins réels des écoliers. Cela ne vaut même pas les
« récréations », qui coupaient autrefois les heures de classe de
quelques intervalles de libres jeux et distractions.
On objecte que la gymnastique méthodique d’ensemble, à
mouvements cadencés et comptés, est fastidieuse, qu’elle rebute enfants et
jeunes gens, dont on ne peut assurer l’éducation physique qu’en les amusant. Et
cette opinion fausse est tenue pour une vérité indiscutable par beaucoup de
ceux qui se trouvent en place pour organiser cette éducation physique.
Mais il est un fait évident : les enfants chétifs, les
jeunes gens mal bâtis, tous ceux dont l’amour-propre juvénile se satisfait de
succès scolaires qui les consolent de leur médiocrité corporelle, ne s’amusent
pas, mais pas du tout, à jouer ou à faire du sport ; ils ont même une
grande répulsion pour ce genre d’activités ; si on les y oblige, ils font la
grève perlée, ne s’exerçant qu’aussi mollement qu’ils peuvent.
Ce n’est donc pas en condamnant la « gymnastique
d’ensemble » qu’on les contraint à exercer et fortifier leur corps.
Certes, cette gymnastique d’ensemble ne se pratique pas dans
l’enthousiasme et le tumulte. Mais il est facile d’obtenir qu’elle se pratique
avec entrain et énergie. Les faiblards s’y soumettent assez volontiers parce
que son exécution ne met pas en évidence leur maladresse, comme le font les
jeux et les sports. Il faut signaler aussi que les tout jeunes, au rebours de
ce que l’on croit généralement, se plaisent assez à se mettre en rangs et à
exécuter des mouvements précis et rythmés, au commandement énergique d’un
instructeur ; pour eux, c’est « jouer aux soldats », et ils y
mettent du cœur. Les adolescents sont plus rebelles. L’argument qui les touche
est qu’en s’exerçant ainsi ils deviendront des gars solides et bien bâtis, au
lieu de rester faibles et laids. Si les résultats confirment ces promesses
— et ils doivent les confirmer, — voilà nos malingres convertis, et
pour leur vie, à la culture physique.
Dans un groupe d’enfants que la discipline scolaire astreint
à la gymnastique d’ensemble, il se trouve nécessairement des mous et des
mauvaises têtes qui tendent à en faire le moins possible, qui « sabotent »
autant qu’ils peuvent leurs mouvements. Mais il est très remarquable qu’ils ne
peuvent les saboter ni beaucoup ni longtemps. Bon gré, mal gré, ils sont pris
dans « l’entrain communicatif » qui naît de l’exécution collective de
mouvements cadencés. Malgré soi on marche au pas et énergiquement, quand on
suit une troupe qu’entraîne la musique militaire ; de même les
participants à une séance de gymnastique d’ensemble bien commandée se trouvent
tous obligés de suivre le rythme et d’exécuter tous les mouvements en coordination
de plus en plus parfaite avec leurs camarades.
Pour reconnaître l’exactitude de ce fait, il n’est que de le
juger par expérience, et non sur des vues de l’esprit. Mais, naturellement, il
ne faut juger que sur une gymnastique d’ensemble bien conçue dans ses
mouvements et ses principes, et aussi qui soit bien commandée.
La gymnastique d’ensemble s’adapte aux autres disciplines
scolaires, car elle ne s’exécute que dans la discipline. Ce n’est pas une
occasion de tumulte, un dérangement aux études. Bien au contraire, elle donne
du calme aux enfants instables et agités.
Elle prend peu de temps ; une demi-heure tous les
jours, ou quatre fois par semaine, lui suffit, mais cette demi-heure est bien
employée, prise tout entière par du mouvement, des exercices.
Il lui faut peu de place. En rangeant les écoliers à
distance convenable les uns des autres, on en fait tenir une quarantaine sur
cent mètres carrés ; il est peu d’écoles qui ne disposent de cours, de
préaux, même de larges couloirs dans lesquels pourrait être donnée la leçon de
gymnastique ... en attendant que toute école soit pourvue d’un gymnase
couvert ... ce qui serait beaucoup plus nécessaire que des stades.
La série de mouvements étant unifiée — analogue à celle
de notre gymnastique fondamentale, si ce n’est pas à celle-là qu’on se tient,
— tout instituteur de bonne volonté peut devenir capable de la commander
et d’en contrôler les résultats, après une étude et une pratique personnelle de
quelques semaines. Un certain nombre d’instituteurs et d’institutrices se sont
ainsi formés et, depuis, donnent eux-mêmes la leçon quotidienne de gymnastique
à leurs élèves.
Il est inutile d’entrer dans les détails d’organisation
d’une telle méthode d’éducation physique scolaire. On doit se rendre compte,
d’après ce que nous avons exposé, que cette organisation serait facile, peu
coûteuse, et de grande efficacité.
Mais il nous reste à dire quel rôle nous réservons aux jeux
et aux sports, dont nous n’avons certes pas l’intention de priver les écoliers.
Dr RUFFIER.
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