Le Midi de la France n’a pas la réputation d’être
très giboyeux. Il est même, aux yeux de beaucoup, la patrie des chasseurs de
casquettes. Quel chasseur méridional il est vrai n’a pas assisté à une de ces
folles parties où les chapeaux deviennent des écumoires. Je me souviens de
chapeaux tout neufs, percés de cinquante plombs, alors que de vieux
couvre-chefs étaient manqués par des tireurs ne disposant plus de tous leurs
moyens. Exercice stupide au demeurant, et qui n’est pas toujours sans
danger !
Mais croyez-vous que, dans le Nord, « ils » n’en
font pas parfois autant ?
Non, les chasseurs du Midi ne chassent pas seulement la
casquette et l’unique lièvre de la campagne de Tarascon. Frimaire l’a dit
excellemment dans ces colonnes. La zone méridionale serait même peuplée de
façon étonnante si elle ne subissait pas les ravages d’un braconnage dispersé
entre trop d’individus et dont les méfaits sont catastrophiques. Lapins et
perdreaux constituent un fond facile à faire prospérer, ce qu’il est loisible de
constater dans les cantons privilégiés bénéficiant d’une organisation
suffisante.
Dans le midi, il y a même du gibier de passage et, parmi
celui-ci, la divine bécasse.
La vallée du Rhône est une des voies de migration du bel
oiseau. Non seulement il y passe, mais il y séjourne l’hiver, et ses
générations successives y retrouvent les remises ancestrales abondamment
pourvues de feuilles, de terreau, et voisines des prairies et des champs ou
l’entraîne son vol crépusculaire.
Les exemples ne sont pas rares de bécasses vues ou tuées dès
le milieu d’octobre, bien que la Toussaint marque le passage de nombreuses
voyageuses.
Elles sont naturellement les hôtes des grands bois de chênes
verts. Cette végétation est abondante sur la rive droite du Rhône ; elle
occupe de grands espaces jusqu’au pied et sur les pentes mêmes des Cévennes.
Dans ces vastes étendues, le chasseur expérimenté ou instruit par de solides
traditions connaîtra les remises, toujours les mêmes, où les bécasses vivent le
jour. Il s’agit habituellement de portions de bois très épaisses et difficiles
à pénétrer, situées dans l’éloignement où l’homme éprouve l’étreinte de la
solitude, mais dont le sol n’est pas encombré de broussailles. La belle dame
aime à se promener et à prendre son vol avec aisance, voire jaillir au nez d’un
intrus et franchir d’un saut la touffe qui se trouve devant elle.
La chasse à la bécasse dans de pareils endroits est
particulièrement difficile. On entend la bécasse, on la voit rarement et,
empêtré dans une végétation dense au feuillage persistant élevée de 3 à 4 mètres,
on enrage de ne pouvoir placer un coup de fusil ni reconnaître la remise. Alors
on lève 7 à 8 oiseaux ou on croit les avoir levés, car le même doit bien
plus d’une fois se jouer de son adversaire. Heureusement que, de temps en
temps, on rencontre une bécasse plus « bécasse » que les autres qui
se fait bloquer à l’arrêt dans un endroit relativement commode ou bien quelque
étourdie qui, effectuant un saut de crapaud devant le chien, commet la faute
impardonnable de se poser devant le chasseur. C’est pourquoi je pense que, dans
ces régions, un chien à la grande quête, énergique et ferme à l’arrêt comme il
se doit, est plus efficace qu’un bon toutou qui ne veut jamais perdre son
maître de vue.
Mais le soir arrive. Le crépuscule de décembre fait
clignoter les lumières du village proche. J’imagine les bécasses, sous leurs
touffes de chênes verts déjà complètement sombres, où aucun œil humain n’a pu
les observer dans un pareil moment, saisies de l’agitation de l’envol qui va
les mener à leur tenue nocturne. Elles doivent aller, venir, dégourdir leurs
pattes, ébouriffer leurs plumes, essayer leurs ailes en attendant l’heure
exacte.
Un de mes amis, lieutenant de louveterie et chasseur réputé,
avait observé un passage crépusculaire sur les lacets d’une route. Nous allâmes
nous y poster. Dans ce canton, le gros bois se trouve à environ 700 à 800 mètres
de la route et borde des hermes et des terres formant un vaste cirque au centre
duquel se trouve le village. Le pourtour du cirque, en pente légère, ondule en
petits vallons. Ce jour-là, le vent soufflait du Midi et roulait de gros
nuages. À peine avions-nous quitté la voiture que mon ami tua une bécasse. Ne
la trouvant pas, j’allai vers lui avec mon cocker. À ce moment, un autre oiseau
passa sur sa tête. Mais il venait de trouver sa victime. Nous nous postâmes et
ne bougeâmes plus. Je vis une bécasse s’ouvrir dans le ciel en haut du vallon,
puis plonger aussitôt vers moi dans l’ombre noire de la colline. Allait-elle
passer à droite ou à gauche ? La voilà sur ma gauche qui m’effleure et
m’emporte deux coups de fusil rougeoyants dans l’ombre. Ce soir-là, nous avons
compté neuf oiseaux volant les uns vers des endroits indéterminés, les autres
vers une luzernière où on pouvait les relever. C’était merveilleux de voir les
bécasses surgir de la ligne noire des bois, voler en épousant les ondulations
du terrain et disparaître silencieusement, absorbées par la nuit. Elles
devaient parcourir de 1 à 3 kilomètres.
Mon ami, habitant sur place, retourna à la passée le soir et
le matin et put ainsi fixer les points et les heures de passage tout en
garnissant son carnier. La passée du matin était plus fructueuse, car, à l’encontre
du soir, le jour allait grandissant et, tourné vers l’aube, le chasseur avait
une visibilité meilleure. Les bécasses volaient le soir d’ouest en est et
revenaient le matin d’est en ouest dans la même ligne.
Un soir de la même semaine, nous étions postés ensemble à 50 mètres
l’un de l’autre.
— Vous verrez, me dit-il, à 5h.40, il arrivera deux
bécasses. Elles ont passé hier soir à cette heure-là, et ce matin en sens
inverse à 7h.20.
Je regardai ma montre et, comme l’aiguille arrivait sur
5h.40, les deux bécasses passaient. L’une d’elle n’alla pas plus loin.
Dans le Midi, un certain nombre de bécasses s’arrêtent aussi
le long des cours d’eau, où elles trouvent un humus favorable et des remises
suffisantes. Mais on les trouve là en plus grand nombre lorsque les gelées
nocturnes les chassent du bois et des prés. On peut alors réussir de belles
heures au chien d’arrêt, car le terrain est facile pour le tir.
Jusqu’en mars et avril, il y a encore des bécasses et plus
d’une, en chassant le sanglier, m’a ému en partant sous mes pieds vers le ciel
printanier.
Comme ils sont loin alors les crépuscules de décembre !
Jean GUIRAUD.
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