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L’aurochs et le bison

Tous les amateurs de mots croisés connaissent, de nom tout au moins, l’ure, dont les trois lettres s’offrent souvent à la sagacité des chercheurs ; l’ure c’est l’urus des Romains, l’aurochs de la forêt hercynienne, laquelle, de l’Ardenne aux Vosges et au Taunus, couvrait d’un épais manteau les marches de la Gaule et de la Germanie. L’urus devant lequel s’arrêtaient, effrayés, les soldats de Jules César, craignant, comme bien des envahisseurs, de s’aventurer sous une sylve peuplée d’aussi farouches animaux. L’aurochs que Charlemagne chassait au cours de battues poussant vers une clairière palissée les éléments d’un tableau dont nous ne parvenons guère à imaginer la fabuleuse splendeur : élans, ures, bisons, grands cervidés, bêtes noires, loups et lynx. Que pèsent à côté de cela nos gracieux chevreuils ?

Rapidement, sous la cognée des défricheurs, les aurochs ont reflué de notre territoire sur celui de nos voisins d’outre-Rhin. Ils s’y sont maintenus vers l’Est jusqu’au XVIe siècle, époque où le dernier aurochs, un taureau noir, fut tué, dit-on, en Poméranie. L’espèce était-elle donc éteinte ? Non pas, car les Iles Britanniques, les forêts d’Écosse en avaient, dans des parcs soigneusement surveillés, conservé les vestiges appartenant cette fois à la race blanche, la race primitive : grande taille, agilité surprenante, crinière touffue jusque sur le front, sauvagerie, méchanceté s’exerçant sur chasseurs, chevaux et chiens et bloquant, par la menace de cornes acérées qui pointaient, l’imprudent qui aurait cherché son salut dans la ramure d’un arbre.

Au XIIe siècle, les taureaux sauvages de la race blanche des forêts hantaient jusqu’aux rives de la Tamise. Au XVIe, la sylve calédonienne leur offrait asile. Au XIXe, la race pure subsistait en quelques parcs, cinq à six en tout. Et voici que, dans Le Chasseur Français de janvier dernier, un abonné, M. Paul Chevillard, nous révèle qu’en 1939 une trentaine de ces grands bovidés sauvages, gardant les caractères de l’urus primitif, existaient dans le Northumberland ; troupeau réduit à 5 taureaux et 8 vaches en 1947.

Or l’urus des Romains, je le répète pour éviter toute confusion, c’est bien le taureau sauvage, l’aurochs de Germanie. Puisse cette souche ne pas disparaître.

Il était question, outre-Rhin, avant la dernière guerre, de reconstituer l’aurochs noir en partant de taureaux de Camargue et d’Espagne. Notons que la robe, blanche ou noire, n’est pas un critérium absolu. On a souvent constaté sur les spécimens de la race blanche des forêts — dont parle savamment David Low dans son magistral ouvrage sur l’Histoire naturelle agricole des animaux domestiques, paru en 1846, étude dans laquelle l’auteur remonte aux origines, — de fréquentes tendances à la robe noire. N’attachons pas trop d’importance à ces variations qu’au surplus il est facile d’éliminer.

Et venons-en au bison d’Europe, dont l’habitat est plus récent, même contemporain en deux vastes massifs forestiers : Biélowicza, la grande forêt lithuanienne de 128.000 hectares, entièrement clôturée, et l’épaisse, la sauvage sylve du Caucase où les bisons vivaient, vivent peut-être encore à l’état de liberté en compagnie d’une faune très riche.

Le bison d’Europe a la silhouette de son proche parent d’Amérique, mais avec un type plus archaïque, presque antédiluvien. Même pelage brun, même bosse, même pilosité, taille élevée pouvant dépasser 2 mètres au garrot. Cornes recourbées, front puissant.

De longue date les bisons de Biélowicza étaient protégés par le tsar ; la forêt, sur bien des points primitive, leur offrait nourriture, abri, sévère gardiennage. L’affouragement complétait les gagnages naturels. Quant au tir des bisons, il se pratiquait, sur autorisation spéciale du souverain, généralement par traques dirigées vers les heureux bénéficiaires. C’est ainsi qu’avant 1914 le prince Albert de Monaco, tireur émérite, obtint la faveur d’inscrire à son carnet de chasse deux bisons mâles, j’ai eu, de la bouche d’un des officiers présents, le récit de cette battue dépourvue de tout incident. La vision de ces énormes bêtes aurait fait croire, m’a dit mon narrateur, à un recul de dix siècles. Le prince eut tout le loisir de jeter son dévolu sur des trophées dignes de son adresse et de la place d’honneur que devaient occuper les victimes naturalisées parmi les collections du domaine de Marchais.

Plus mouvementées, m’a-t-on dit, étaient les chasses d’approche du Caucase, où les invités du tsar disposaient de refuges sommaires et d’un personnel de gardes triés sur le volet.

Il serait téméraire de supputer l’importance actuelle du cheptel bisons. Ceux de Biélowicza ont subi bien des avatars dans le cours du siècle dernier, bien des oscillations. Je me souviens qu’au Congrès international de sylviculture de Rome, en 1926, nos collègues polonais chiffraient à 200 têtes les bisons subsistants. On en avait compté près de 2.000 au milieu du XIXe siècle. Et les forestiers lithuaniens demandaient une stricte protection de l’espèce, menacée de disparition. Ce à quoi l’un des chefs de délégation des pays latins répliqua en faveur de la protection de l’ours, gardien des reboisements contre les moutons. Simple échange de propos inspirés par l’humour.

Reste-t-il des bisons en Lithuanie ? Je le souhaite, sans en être sûr. Certains petits troupeaux, de quelques têtes, avaient trouvé refuge dans des parcs privés. C’est peut-être le salut de l’espèce.

Puissent ces reliques du passé ne pas s’évanouir, aussi bien pour le bison d’Europe que pour le taureau sauvage, l’urus, l’ancien aurochs de nos Carlovingiens.

Pierre SALVAT.

Le Chasseur Français N°630 Août 1949 Page 578