J’eus la bonne fortune, dit le commandant H ..., d’être
reçu par Norrodom 1er, roi du Cambodge, à Pnom-Penh.
Cela se passait vers la fin du siècle dernier. J’avais fait
la connaissance du docteur français attaché à la personne de Sa Majesté ;
il s’était découvert avec moi un vague cousinage, et cet avantage m’ouvrit bien
des portes.
Un jour, grâce à lui, le roi m’invita. Je revêtis ma grande
tenue, je pris mes gants et mon sabre ... Une calèche à quatre chevaux
vint me chercher. Belle voiture découverte, avec des lanternes, droit venue de
Paris.
On m’arrêta devant le bâtiment réservé aux réceptions
d’étrangers. Quand je fus entré, j’explorai les lieux, tendus de soie verte.
Sur les frontons, sur les fauteuils, partout la lettre « N », toute
dorée : Norrodom, Napoléon ... Même initiale. Peut-être le mobilier
venait-il du garde-meuble impérial ?
Aux murs, des tableaux qui me parurent assez quelconques.
Mais j’admirai des secrétaires finement ciselés, de style cambodgien,
probablement fabriqués en l’enceinte réservée aux artisans — bijoutiers,
laqueurs, etc. ... Le palais contenait en effet — comme à Pékin,
comme dans les autres cours asiatiques, — un quartier affecté à ces
minutieux travailleurs.
Sur un meuble, j’avisai un crocodile, animal sacré ; il
me sembla en superbe bronze doré : je le pris, le retournai avec
curiosité, ce qui me valut une certaine déception lorsque j’eus identifié
l’œuvre d’art : il s’agissait d’un de ces « mâche-bouchons »
divisés en deux parties dans le sens de la longueur, avec des dentelures de
dimensions différentes, utilisés autrefois par les pharmaciens pour boucher les
bouteilles !
Mais Norrodom 1er faisait son entrée, en
toute simplicité, précédé de ses serviteurs, l’un portant une boîte d’or
ciselé, contenant des cigares, l’autre un coffret renfermant des cigarettes, un
troisième le nécessaire à bétel. Sa Majesté ignorant le français, un interprète
se tenait à ses côtés.
L’entretien, cordial, dura une demi-heure et me valut toutes
sortes d’autorisations intéressantes de visiter.
C’est ainsi que je pus voir, dans un des jardins, une statue
équestre, dorée, représentant le roi, ce qui me parut assez curieux, car Sa
Majesté enfourchait l’éléphant et non le cheval ...
Je m’approchai et constatai que le visage était
« plaqué » : un masque ! Ce qui accrut ma perplexité. Ayant
demandé des explications, il me fut répondu que ce chef-d’œuvre était un cadeau
d’une haute personnalité. Je n’insistai pas, mais, quelque temps après,
revenant en ces lieux, j’eus la surprise de voir la statue renversée,
recouverte déjà par les plantes ... Le sabot du cheval portait des traces
de scie. Qu’était-il arrivé pour que le roi brise sa propre effigie ?
Tout simplement ceci : des Européens mal intentionnés
avaient incité Norrodom à vérifier que, sous le masque, se trouvait la figure
du maréchal Ney ! Les traces de scie étaient la preuve d’une vérification
datant du premier Empire : le bronze doré n’était qu’un vulgaire alliage
de troisième ordre et les autorités impériales l’avaient refusé.
La « haute personnalité » avait jugé intéressant
de mettre ce rebut au goût du jour et de la colonie, en accommodant les restes
d’une façon originale. Seulement, lorsque Sa Majesté l’apprit, elle n’eut
de cesse que la statue apocryphe, deux fois trompeuse, n’ait été renversée ...
Cela nous entraîne loin de la chasse ? Rassurez-vous,
nous y voilà. Mes relations avec la cour me valurent une invitation à l’une de
ces manifestations cynégétiques, où dix blancs tout au plus étaient conviés.
Naturellement, il s’agissait d’une chasse au tigre.
Il faut pour cela une écurie d’éléphants très bien dressés,
nombreux, homogène par la discipline, des armes de choix, une préparation d’un
mois au moins (organisation, service de renseignements auprès des gouverneurs
de village, véritablement mobilisés pour la circonstance).
Luxe que seul un roi peut se permettre. Cerner le tigre et
l’abattre, tel est le but de la chasse. Au Cambodge, cet animal cruel est peu
abondant. On le trouve davantage en Cochinchine, où des battues nombreuses
seraient nécessaires pour en purger la contrée. Ce destructeur est un animal
jugé inapprivoisable ; les Annamites prétendent qu’il n’attaque pas les
blancs, parce que ceux-ci bénéficient, selon eux, de « l’odeur du lapin
mouillé » !
Quand vint le grand jour, les chasseurs se rendirent en
bateau à roues ou à vapeur vers le lieu du rendez-vous, au nord de Pnom-Penh,
dans la province de Campot-Oudong. D’autres, à dos d’éléphant.
En ma qualité de jeune néophyte, on devait m’accorder
généreusement la mission de monter une éléphante qui, en deuxième ligne,
derrière quelque douze combattants, portait les caisses de provisions et les
bouteilles ... Bête placide, de tout repos, que les rugissements du tigre
et les barrissements de ses frères ne pouvaient émouvoir.
Les Nemrods passent la nuit dans des « salats »
bien aménagés sur pilotis, sorte de hangars en plein vent. À cause des
moustiques, on ne dort guère ; on allume le photophore et l’on joue aux
cartes, on boit, on fume, on mange jusqu’au matin.
Dès que point l’aube, les indigènes viennent vous chercher
et vous répartissent en groupes de deux ou trois, chacun guidé dans une
direction différente à travers la brousse que ces hommes connaissent à la
perfection.
Arrivés à un endroit généralement situé en face d’une
clairière, les Annamites vous postent, avec votre petite escorte chargée de
veiller aux munitions et de recharger vos fusils, en vous recommandant de n’en
point bouger, car vous risqueriez de tirer sur un voisin, caché par les lianes
et les arbres gigantesques.
Ce jour-là, nous attendîmes en fumant un cigare, une heure,
deux heures, dans le silence impressionnant né de la solitude.
Tout à coup, une clameur s’éleva dans le lointain, se
rapprochant peu à peu. Il n’y avait point encore urgence à se mettre en
position de bataille ; cependant je pris mes armes, ainsi que mon
compagnon.
Soudain, le bruit se fit plus fort, les broussailles
s’écartèrent. Je crus voir une bête de taille imposante ; je
tirai ...
L’indigène chargé de ramasser le gibier s’en fut aux
nouvelles précautionneusement et ramena ... la peau d’un malheureux lièvre
vidé par la décharge !
Je n’avais pas de quoi me vanter pour cette première
pièce à mon tableau de chasse, mais je ne perdis pas espoir et me promis d’être
plus circonspect dans mon choix.
Le vacarme continuant, nous vîmes passer une troupe affolée
de coqs de bruyère, puis des poules sauvages. À part les premiers, rien de bien
tentant pour nos fusils.
Brusquement, le rideau de branchages remua une fois de plus,
mais de telle façon qu’il n’y avait pas à se méprendre : une bête digne de
ce nom s’offrait à nous. J’ajustai ... et vis paraître un axis, une
charmante petite biche fauve, tachée de blanc, tremblante sur ses pattes,
l’effroi brillant encore dans ses yeux affolés. Je consultai mon compagnon :
— On la tue ?
— Impossible ! c’est une bête si gracieuse !
— Laissons-la fuir !
Mais nous ne nous vanterons pas non plus de cette rencontre,
qui nous ferait accuser d’avoir un cœur trop sentimental.
Le temps s’écoulait ... les bruits de la chasse décroissaient
dans le lointain ; la battue était terminée. Il n’y eut pas de tigre pris
ce jour-là, bien que les indigènes prétendissent en avoir vu un leur sauter
par-dessus la tête. La mobilisation avait été de taille : deux séries de
rabatteurs disposés en forme d’arc, quatre cents hommes armés seulement d’un
fort épieu ou frappant sur de vieux bidons en poussant des clameurs pour faire
fuir le gibier ...
La corde de l’arc, mobile, réduisait de plus en plus sa
dimension, se resserrait pour rejoindre le bois. Les bêtes effarées ne
songeaient point à rebrousser chemin, sauf peut-être le tigre !
L’éléphante que l’on devait me confier n’avait point servi
cette fois ... Déception !
Je me consolai quelque temps après en rencontrant un tigre
vivant, pris au piège dans la même région.
Les troupeaux étant dévastés, les indigènes dressèrent une
sorte de nasse, un couloir étroit fait de bambous et de pieux solides.
Au centre, au « plafond », était suspendu un joli
cochon de lait, dont les cris lamentables alertaient toute la contrée. Il
constituait l’appât qui devait, étant happé, déclencher la fermeture des deux
extrémités du piège par deux plaques de fer.
Alléché par l’odeur et les appels, le tigre vint. Le
lendemain, entre les lattes, on pouvait le voir, furieux, la gueule et les
pattes en sang, hurlant sa rage. Le porcelet était indemne, se faisant tout
petit quand le fauve, l’appétit coupé, passait près de lui.
Une cage à trappe, amenée devant une issue dont on releva
précautionneusement la plaque obturante à quelques centimètres d’elle, reçut le
tigre, qui dut finir son existence dans quelque jardin zoologique.
Je ne vous recommande pas cet animal pour orner votre
appartement, vivant. Un lionceau, au contraire ! Si vous le prenez tout
jeune, avant que ses crocs n’aient trop poussé, vous passerez d’agréables
heures avec lui !
Souvenirs de chasses coloniales du commandant Paul
H ...
Recueillis par
Louis SMEYSTERS.
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