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Le bon coin

— Cette fois vous arrivez à pic. Depuis deux jours un passage formidable ! Hier, avec le « négo-chin », j’en ai ramassé dix-sept de mes deux coups. Ce soir nous allons nous amuser, je vous mènerai au bon coin.

Et le vieux père T ..., un enragé du marais, me pousse dans la cabane où il vit comme un ermite, en me contant ses plus beaux coups. J’écoute par pure politesse, car la plaine salée m’appelle. J’ai hâte de battre les enganes et les queues d’étangs. T ... trouve ridicule d’aller se « fatiguer les bottes » pour tuer quelques mauvais « bécassons » ... Il ne peut comprendre ma joie secrète lorsque j’arrête les capricieux crochets des élégantes migratrices au long bec.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour baisse. Copieusement restaurés, bien emmitouflés, la ceinture abondamment garnie, nous voilà glissant sur l’argent des marais. Yap, un barbet au visage embroussaillé, roulé en boule, dort au fond de l’embarcation. Le crépuscule de janvier noie d’ombres la plaine liquide qu’un mistral déchaîné fouette sans arrêt. Toujours nous avançons, contournant des bouquets de tamaris, suivant d’étroits passages entre les roseaux. Soudain, masse compacte à l’abri du vent, j’aperçois un groupe de colverts. Je saisis mon arme. T ... m’arrête d’un geste impératif.

— Pas ici ...

Pourquoi cette défense de tirer ? Et les oiseaux, cou tendu, prennent leur essor à trente pas ... Quel magnifique doublé en perspective ...

Bientôt le marais devient moins profond. Emprisonnée au milieu des roseaux, une clairière à fond herbeux s’étend devant nous. Ce doit être la salle à manger de tous les palmés du quartier.

— Sautez vite. Devant vous et à gauche un gros tamaris. L’affût est prêt. Surveillez la petite langue au nord. Ne tirez qu’à coup sûr. Je passerai vous prendre. Surtout ne vous aventurez pas. Il y a des trous partout.

Mon guide reprend la perche et file. Gonflé d’espérance, je gagne à grandes enjambées mon poste. Le tamaris m’offre un fauteuil qui imprime ses bras dans la partie charnue si commode pour s’asseoir. De petites ouvertures me permettent de surveiller les flaques retenant les dernières lueurs du couchant. Quelques minutes après l’ombre glisse sur l’eau et mes yeux fatigués ne distinguent plus rien. Malgré le vent, je perçois les sifflements d’ailes. Pour échapper aux rafales, les palmés volent très bas. Impossible de les apercevoir par les étroites ouvertures. Et les oiseaux passent, passent ! ...

Au diable cette prison, sortons. Accroupi derrière l’arbuste, je scrute un coin de ciel face à l’ouest. Sifflantes, arrivent les sarcelles. Feu ... Et puis des colverts, et des pilets, et encore des sarcelles. Je hache le soir de rapides « pan, pan » ... Parfois le palmé, pris en plein coup, tombe comme une pauvre chose disloquée, mais, plus souvent, hélas ! je fouette le vide. L’obscurité grandit, inutile d’insister. Je ramasse mes victimes : une sarcelle, deux colverts et un pilet. Cependant, j’en ai tombé deux de plus. Démontés, ils ont dû gagner les roseaux. Dans l’abri, je compte les douilles vides et je suis un peu effrayé. Tant de coups en si peu de temps, est-ce possible ?

Attendons la lune et gare aux malheureux pataugeurs. Bientôt le disque paraît, mais quelle lenteur pour s’élever ! ... Enfin une clarté cendrée enveloppe la Camargue des étangs. En plein ciel on tirerait facilement, mais, sur ces flaques où pointent les herbes, je n’arrive pas à distinguer les oiseaux. Deux fois, j’ai aperçu un boiteux en plein barbotage ; plus moyen de le trouver au bout du fusil ...

Le mistral semble déchaîné. Il se rue sur mon malheureux affût, glisse entre les branches, s’insinue partout. Par instants de longs frissons m’agitent sous mes chauds vêtements. Malgré leur enveloppe de laine, doigts et orteils, ces frères éloignés, s’engourdissent. J’ai absorbé tout le café brûlant. Si des voliers de canards venaient au moins peupler la solitude et chauffer l’acier du fusil ! ... Plus rien. La nuit de janvier est la proie du mistral qui règne en maître.

Les coups graves et réguliers du père T ... ne percent plus la bourrasque. Où est-il ? Que fait-il ? J’éprouve alors l’angoisse du voyageur égaré prisonnier des éléments. Si je m’étais contenté d’une touffe de roseaux en bordure, il me serait facile de retrouver la cabane et d’allumer une flambée ... Oh ! tendre pieds et mains vers de belles flammes claires, entendre pétiller les brindilles sèches ! ... Comment sortir d’ici ? Sans barque, impossible ... Et, si j’en avais une, je serais bien en peine de regagner l’abri. Nous avons tellement tourné que je suis incapable de situer le point où je suis échoué. Pourvu que T ... pense à moi ... Et s’il avait eu une congestion ... s’il s’était noyé ? Jamais je ne tiendrai jusqu’à l’aube. Demain, on me trouvera aussi raide que des bottes de crêpe abandonnées ...

Il faut réagir, sortir de cette prison et marcher pour activer la circulation. À peine hors des branches, je sursaute à l’envol bruyant d’un groupe de canards. Leurs silhouettes montant en flèche réveille le chasseur. Au deuxième coup un oiseau se détache et tombe au ras des roseaux, mais en pleine eau. Impossible de le cueillir. Heureusement le père T ... aborde peu après. Yap accourt. Un geste et le toutou saute à l’eau. Le profond chenal est vite traversé. Il reparaît avec le palmé, un mâle aux chatoyants reflets. Bonne bête !

Le roi du marais, tirant sur sa courte pipe, est joyeux ; son épiderme supporte les souffles glacés comme des caresses de la brise. Alors j’ai honte d’être si douillet et ne dis mot de mes angoisses. Mon tableau a l’air de l’amuser. Il a dû compter les coups, le bougre ! ...

Dans le barcot, un lourd sac rebondi m’indique une belle série.

— Quatorze. Rien que des gros ... C’est un coin fameux. Par un temps pareil, j’étais certain que le garde ne viendrait pas ... dit-il en plongeant la perche dans l’eau glacée.

— Le garde ? ... Mais alors ...

— Alors ? Nous sommes dans une des plus giboyeuses réserves de Camargue.

— Père T ..., vous m’avez transformé en braconnier involontaire. Je vous en bénis. Jamais je n’ai tant vu de canards ...

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°630 Août 1949 Page 586