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Le nœud de vipères

E soir-là, j’avais disposé mon sac de couchage et ma couverture sur le foin du grenier, dans un angle de cloison, loin du bord du toit où le vent siffle. Sur un rayon, j’avais vidé mes poches, cartouches, couteau, montre, boussole et tout ce qui adore s’échapper et que l’on recherche ensuite à tâtons en grommelant, au petit matin, en remuant la poussière et la vieille paille. En bas, les bergers admiraient mes deux tétras bleus pendus à un fil de fer, à l’abri des souris.

Après la soupe, servie fumante dans des bols à fleurs, à la lumière d’un bout de chandelle collé sur un pot retourné, j’eus l’impression que mes voisins se poussaient du coude et clignaient de l’œil, quand ils croyaient que je ne les voyais pas. Et je sus ainsi que l’on me préparait quelque surprise. J’ai pour principe de ne jamais me mettre en travers des plaisanteries, même lorsque j’en suis la victime : ceux qui les ont préparées avec patience ne vous le pardonnent pas. Au fromage, Cottu, qui est bien le plus fieffé menteur de la vallée, amena la conversation sur les vipères.

— J’en ai vu une qui avait des pattes, et des yeux rouges, et une crête comme un coq.

— Penses-tu ! Tu avais bu ce jour-là.

— J’avais bu, j’avais bu ! Et les gens du chemin de fer de Vernayaz, est-ce qu’ils avaient bu, quand ils ont attrapé ce gros serpent qu’ils ont empaillé et vendu à Berne ?

C’est exact, j’ai su l’histoire de cette énorme couleuvre, qui dépassait un mètre et demi et que les employés des chemins de fer fédéraux ont réellement capturée. Moi-même, j’ai rencontré deux fois dans ma vie, en France, des couleuvres de taille anormale, une fois en 1902, où l’auto paternelle, pourtant pas bien rapide, en écrasa une en Savoie, à la sortie du tunnel des Échelles, l’autre en 1929, vers Bonneville, où j’en assommai une pareille avec l’aide d’un garde forestier.

— Je sais bien que ces bêtes sont utiles à l’agriculture, mais quand une bonne vieille est venue me chercher parce qu’il y avait un « monstre serpent » dans ses salades, et qu’à mon arrivée j’ai vu sa dimension, j’ai couru chercher une longue gaule à ramer les haricots, et j’ai tapé dessus comme un sourd.

— Tu vois, Pierre y croit, lui, il en a vu des comme je te parle.

— Oh ! bien sûr, si vous vous y mettez deux.

Je suis fixé, maintenant, la farce sera à base de serpents. Déjà la causerie continue. Toute la veillée, il ne sera question que de gens piqués par les vipères, et qui finissent enflés et tout bleus, de serpents qui tettent les vaches et les brebis, des boas de « 30 mètres » que l’on rencontre au Congo, et qui mangent un roi nègre tous les matins. Plus fort que tout le monde, je surenchéris sur ces histoires, et dix heures arrivent avec la fin de notre bougie que nous parlons encore serpents, serpentes et serpenteaux, comme si nos montagnes en étaient bourrées. Mais dès que, remonté dans mon grenier, je m’allonge dans mon sac de toile, je sens vaguement quelque chose d’insolite sous mes reins. Au toucher, je me rends compte, peu à peu ... C’est une grosse corde à foin, artistement roulée en spirale, dont le bout s’en va vers le mur — là, je le sens sous mes doigts — et s’enfuit entre deux planches dans le grenier à côté, où logeront ce soir Cottu, Mottet, Pérollaz et Dusurget. De mon côté de la paroi, il n’y a que le maître berger, qui jouit d’un lit à part — c’est-à-dire d’une caisse pareille à un cercueil, remplie de paille brisée et couverte de vieilles peaux de moutons. Je vois, je vois, je devine même beaucoup de choses que mes amis n’imaginent pas.

Doucement, je m’extrais de ma couverture. Ils sont tout en bas en train de ranger bancs et tabourets, à la lueur du feu qui meurt. J’ai le temps. J’attache un bout de forte ficelle à une luge, un grand traîneau à descendre les récoltes, qui est garé entre les chevrons et les poutres du toit, en équilibre instable, puis je prends ma carabine et la charge d’une cartouche dont je viens d’enlever la balle. Un vide entre les planches de la paroi, par lequel je vois les étoiles, me permettra de ne pas faire feu au milieu du foin, ce qui serait peu indiqué, et j’y passe mon canon.

Voici mes gaillards qui montent l’échelle à trois marches, toute éraflée par les souliers à clous, en refrénant une forte envie de rire.

— Bonsoir, Pierre.

— Bonsoir.

— Tâche de dormir vite, si tu veux demain être en route à quatre heures, pour faire l’approche au Belvédère.

— Risque rien, quand je dors, je dors comme un loir. Les quatre complices passent de l’autre côté du mur de planches, quittent leurs lourdes chaussures ferrées et s’allongent avec des bruits de chambrée. Comme disait mon caporal, quand j’étais bleu, « ils toussent à tous les étages ». Encore un éclat de rire, vite réprimé, puis quatre ronflements montent, magnifiques, trop beaux pour être honnêtes. Enfin, le dernier de tous, arrive le maître berger et ses deux chiens. À merveille ! À la lumière crue d’une lampe de poche, il quitte ses vieux habits de travail, s’enroule dans un antique manteau bleu de cavalerie à pèlerine échoué, Dieu sait comment, à cette altitude, et soupire d’aise les pieds au chaud sous ses chiens couchés en rond.

Une demi-heure passe ... Moi aussi, je ronfle artificiellement comme une toupie d’Allemagne. Alors peu à peu tout se tait, j’entends des rampements sur le plancher, un souffle de l’autre côté de la cloison, presque à mon oreille, et quelques mots à voix basse :

— Il dort.

— Alors, vas-y !

Sous mon dos, la corde s’est enfuie, vertigineuse. J’ai beau être prévenu, je n’ai pu réprimer un cri de surprise. Et le vacarme se déchaîne.

— Un serpent ! Au secours, un serpent ! Un grand serpent !

Le berger se dresse, les chiens aboient ; par le trou du mur, j’envoie tonner un coup de carabine, dont la flamme a dû jaillir hors du chalet comme d’une tourelle de cuirassé, et je me pends à ma ficelle ... Du haut du toit, la luge bascule et tombe sur les reins des compères, suivie d’un assortiment de gaules et de râteaux. Les chiens, affolés par le vacarme, ont bondi dans le noir et tiennent certainement quelqu’un un peu mieux que par son fond de culotte. C’est une vraie scène de l’Enfer, avec ses démons et ses damnés. Enfin, le calme se rétablit, coupé par les grognements des dogues et les jurons piémontais de leur maître. Plein de fourbe et de mauvaise foi, je me remets à ronfler avec férocité. Un rire, deux rires, quatre rires ... nous ne dormirons pas de la nuit.

Et pourtant, à force de faire celui qui ronfle, j’ai fini par dormir comme un bienheureux. Quand le berger m’éveille, le trou du mur montre un ciel déjà pâle. En un clin d’œil, je suis en bas, chaussé, guêtré, mal peigné et mal éveillé. Le café fume dans mon bol, où je trempe des tartines grillées coupées dans toute la largeur d’un pain rond. Je cligne de l’œil vers le grenier, où l’on entendrait voler une mouche.

— Ils dorment, fait l’ancien, ils se sont endormis tard. Pourquoi se sont-ils endormis tard, il serait peu poli de le demander.

— À ce soir, vers les cinq heures. Je vous laisse mon fusil, je prends la carabine. Je vais tâcher d’en avoir un.

Sans sac, les mains dans les poches, le cache-nez autour des oreilles, je file vers les arêtes qui se dessinent en noir sur le ciel de plus en plus clair. Là-haut, les corneilles tournent et les premières marmottes échangent leurs coups de sifflet. Dans une heure je serai au col, dans le froid, et je ferai la paroi à la jumelle, pour y trouver des chamois.

Mais ce n’est pas à cela que je songe. Je pense à ce naturaliste du boulevard Saint-Germain qui, en août, voulait me vendre 200 francs, au choix, cinq ou six peaux de serpents d’Afrique. Elles étaient en mauvais état, mais, bourrée de foin, une de ces peaux serait bien grosse comme un cervelas, et longue de trois pas. En face de chez Cottu, du côté du bassin, il y a un plane, un sycomore dont les branches vont presque jusqu’au chalet. Je songe à la lettre que je vais écrire, aux deux jours qu’elle mettra pour aller à Paris. Cinq à six jours pour un colis postal, j’aurai mon affaire à la fin de la semaine.

Voici le col, l’aube et le vent, l’ombre qui persiste encore autour des roches, les plaques de neige. Doucement, je passe la tête, puis les bras qui tiennent ma jumelle. J’ai froid aux doigts, mes yeux pleurent, mes oreilles se glacent, mais je suis heureux. J’ai bien dormi, malgré les serpents, et je sais qu’avant peu j’« en » aurai dans ma jumelle, un des chamois que je sais hanter ce cirque et qu’on ne voit pas tous les jours. Et lentement, fermant la culasse sans bruit, j’ai glissé un chargeur dans ma carabine.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°630 Août 1949 Page 587