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Les carnassiers en chasse

Il y a quelques semaines, juste avant la fermeture, pêchant au lancer dans le Rhône, je fus interpellé par un pêcheur à fond, qui surveillait patiemment ses trois lignes calées.

— Vous devriez bien essayer de prendre cet animal de brochet qui chasse jusque sous mes cannes et fait fuir les autres poissons.

Quelle aubaine ! ... pensai-je, car je n’avais pas eu une seule attaque de la matinée, ce qui arrive d’ailleurs fréquemment.

— Vous l’avez vu ? questionnai-je.

— Pas précisément, mais j’ai vu fuir les petits poissons qui sautaient de tous côtés et l’un d’eux est venu, à plusieurs reprises, tout à fait au bord.

— Alors, ce n’est pas un brochet qui chassait, c’était une perche. Sa façon de chasser ne trompe pas le pêcheur averti.

— Je ne pêche pas les carnassiers, mais je serais curieux d’être renseigné.

— Voilà : lorsque, en face de vous, vous observez un large remous d’où partent, en éventail, tels des exocets, quelques petits poissons affolés et que, ensuite, un seul continue à bondir en se rapprochant de la rive, soyez certain qu’une perche est en chasse ; elle n’abandonnera la poursuite que si, réellement, la couche d’eau ne lui permet plus d’avancer au bord, ou si le petit poisson s’est blotti dans les herbes ou les racines.

» La belle rayée prend ses victimes au ras de la berge et, parfois, sa large nageoire dorsale et même son dos émergent entièrement.

» Le fretin poursuivi par une perche ne cherche jamais à fuir en pleine eau, sachant bien, sinon par expérience, du moins par atavisme, que le vorace ne lui laissera aucun répit et ne le ratera pas : seul, un refuge peut le préserver de l’hospitalité dans la gueule féroce de son poursuivant.

» C’est d’ailleurs près du bord ou près des obstacles que se capturent les plus belles perches, qui sont bien les voraces les plus acharnés, les plus cruels et les plus adroits.

» J’en ai même coiffé une, avec mon épuisette ; elle s’était échouée sur le gravier, emportée par son élan, et faisait de violents efforts pour se dégager : avec mon aide, elle a réussi ...

» La truite chasse de façon à peu près identique — la grosse truite, s’entend — n’abandonnant pas la poursuite, mais le drame a lieu en pleine eau ; elle se méfie des berges traîtresses.

» Au moment du frai des vairons, dans les petites rivières, alors que ceux-ci sont rassemblés en bandes compactes, les grosses truites, alléchées par l’aubaine et friandes — oh ! combien — des femelles pleines d’œufs, se lancent à l’attaque sur les frayères sans profondeur.

» Les pêcheurs au vairon mort connaissent bien cette particularité et ne manquent pas d’envoyer leur appât, sur toute chasse de ce genre ; ils en sont souvent récompensés, car la truite saisit de préférence cet infirme qui nage mal et fut moins vite que ses congénères en liberté.

» Dans les rivières à courant vif, il n’est pas besoin d’identification, la truite étant le seul carnassier d’importance qui les hante.

» Quant au chevesne, que l’on rencontre à peu près partout, il est représenté par de fort beaux spécimens vivant presque exclusivement de petits poissons.

» Ces grosses pièces chassent entre deux eaux, dans les remous profonds, ne manifestant que rarement leur présence à la surface, et c’est incidemment qu’on les capture avec de petits appâts ou leurres destinés à la perche et à la truite.

» Le saumon chasse aussi assez profondément et, comme il fréquente les vastes espaces, on l’identifie bien rarement en chasse ; de puissants remous, des reflets larges et brillants à la lumière sont parfois des indices révélateurs de son identité.

» Mais je le répète : la plupart du temps, on ne voit rien.

» J’en ai piqué et pris un de plus de 15 livres dans un radier lisse comme une nappe d’huile, sans qu’aucune ride en surface n’ait décelé son attaque.

» Et le brochet ? Oh ! Messire Grand-Gosier est un sybarite, partisan du moindre effort ; la chasse ne lui convient pas, il préfère l’affût, le coup de surprise.

» Plaqué au fond — ses yeux lui permettant surtout de voir au-dessus de lui — ou caché dans les joncs, allongé contre une souche, une branche, une pile, il attend inlassablement, avec la patience stoïque de l’araignée.

» Viennent à passer quelques petits étourdis, ou un gros insouciant, l’ogre bondit, faisant « gicler » en surface tout le fretin des alentours.

» S’il a réussi son coup, il regagne son repaire avec sa victime dans la gueule ; s’il l’a raté, il reprend son affût sans poursuivre sa victime. En surface, tout est redevenu calme après l’attaque.

» Je n’ai vu un brochet entamer une poursuite que lorsque la victime choisie avait été blessée d’un coup de dents ou assez mal en point pour être saisie sans effort.

» C’est pourquoi le pêcheur au lancer doit manœuvrer ses leurres ou appâts très lentement, d’une allure désordonnée, leur donnant l’apparence d’un poisson malade ou désaxé, facile à prendre, cherchant son équilibre qu’il ne peut rétablir.

» Jamais vous ne prendrez un brochet en ramenant cuiller ou poisson mort à l’allure d’un bolide.

» Bien entendu, plus le poisson est gros, plus il est lent et plus il répugne à la course, mais que ce soit par obligation physiologique, par indolence, ou par résignation, le fait est là, indéniable et facile à contrôler.

» Même en période de frai, quand plusieurs mâles de toutes grosseurs font le cercle autour de la grosse mémère, en se gratifiant, de temps à autre, d’un coup de mâchoires, on n’assiste à aucune poursuite et aucun d’entre eux ne cherche à faire un brin de conduite à un de ses rivaux plus faible ou trop entreprenant.

» Mais cela est une autre histoire, fort intéressante d’ailleurs, dont je vous parlerai un autre jour.

» L’identification de nos éventuelles victimes est utile en ce sens qu’elle nous permet de choisir nos appâts. Il ne viendra pas à l’idée d’un pêcheur quelque peu à la page de lancer une cuiller comme un plat à barbe dans une rivière à salmonidés, pas plus que de présenter à un gros bec plat l’ongle féminin cher aux pêcheurs de truites.

» C’est en observant, en amassant des renseignements dans le livre même de la nature, que nous perfectionnerons notre art et arriverons à de bons résultats. »

Et maintenant, résumons ces quelques lignes de causerie :

C’est une perche qui chasse quand les petits poissons sautent en éventail et qu’un seul s’enfuit vers la berge où, souvent, tout se termine dans un violent remous.

C’est une truite quand les manifestations ci-dessus indiquées se produisent au large ou sur des gravières en période de frai de la blanchaille.

C’est un brochet quand les petits poissons ne sautent qu’une fois en éventail.

Et, après avoir « essayé » la perche signalée par le confrère et cela en vain plusieurs fois, je repris, en amont, mon inutile exploration, mais comme tout pêcheur endurci, avec le secret espoir d’accrocher, soudain, un monstre du grand fleuve.

Marcel LAPOURRÉ.

Le Chasseur Français N°630 Août 1949 Page 593