Il y a vingt ans, les sportifs considéraient avec
quelque mépris la valeur sportive de l’école du soldat qui, il faut bien le
dire, était quelque peu ridicule avec ces exercices de demi-tours sur place ou
de « présentez, armes ! » inlassablement répétés et exécutés
dans un accoutrement archaïque, toujours les mêmes pendant des mois et des
mois. Nous voulons bien croire que ces exercices fastidieux aient leur utilité
pour s’assurer l’automatisme qui constitue l’un des éléments de cette
discipline qui fait la force des armées.
Mais ils ne suffisent pas à faire des hommes. Et nous nous
sommes assez battus pour introduire dans l’armée le sport tout court
(athlétisme, football, rugby) — qui ne concurrençait nullement l’école du
soldat et qui, au contraire, faisait de celui-ci un athlète apte à la guerre
moderne, — pour nous réjouir aujourd’hui en constatant que, comme l’ont
fait nos alliés, le sport occupe dans la formation du soldat une place
prépondérante et pleinement justifiée.
Cette heureuse évolution a pour causes essentielles, d’une
part, une meilleure compréhension des cadres peu à peu conquis à l’idée
sportive alors que, il y a vingt-cinq ans à peine, celle-ci se limitait au
« pas gymnastique » et aux premières pages de la « théorie »
effectuée tout équipés et sac au dos dans la cour d’une caserne ; d’autre
part et surtout, les conditions de la guerre moderne qui exigent non seulement
des aptitudes sportives plus précises, une action individuelle du soldat
désormais spécialisé vers une mission déterminée, enfin une méthode générale
d’entraînement qui exige la vie dans des camps dans des conditions de plein
air, d’hygiène et d’habillement plus rationnelles et plus favorables à
l’édification de terrains convenables à la pratique du sport. Enfin, il faut
tenir compte que, alors que jadis 80 p. 100 des recrues arrivaient à la
caserne complètement ignorants des choses sportives, aujourd’hui 80 p. 100
des J 3 ont, plus ou moins, pratiqué un ou plusieurs sports, ou tout au
moins l’éducation physique — même s’ils proviennent de la campagne.
Si bien qu’en définitive l’éducation sportive, qui dans
l’armée de jadis n’était qu’un accessoire, sinon un luxe, dans certains
régiments qui avaient la chance de posséder des chefs sportifs et
compréhensifs, constitue aujourd’hui l’un des chapitres fondamentaux de l’école
du soldat spécialisé.
Prenons pour exemple l’infanterie aéro-portée qui, de plus
en plus, sera l’armée de demain. Il ne s’agit plus, dans ce cas, d’attaques en
ligne étroitement encadrées, où le chef de section ne quittait pas des yeux ses
hommes réunis à portée de sa voix. Ici les hommes vont être déposés par petits
paquets, ou parachutés un par un, et, dès le contact avec le sol, obligés de
parer d’urgence à des situations très variées. Qu’il soit officier ou sans
grade, les conditions de la descente, les lois de la pesanteur et les
difficultés de l’atterrissage seront les mêmes pour chacun. Il faut d’abord
qu’il sache prendre contact avec le sol, en l’atteignant obliquement et non pas
à la verticale, en se recevant avec souplesse ... sur les fesses et non
pas sur les calcanéums ou sur la colonne vertébrale. Il peut être parachuté sur
un arbre, sur un toit, sur une rivière ou sur un étang, sur un rocher, dans la
cour d’un immeuble dont il n’a pas les clefs et dont il faut sortir, entre des
réseaux de barbelés qu’il faut franchir ou au milieu d’ennemis en état d’alerte
ou en position de combat.
À peine relevé et débarrassé de son parachute, les
situations les plus inattendues — ou plutôt celles que toutes il doit
prévoir et être capable de solutionner — se présentent à lui. Il peut
être, sans perdre une seconde, obligé de nager, de courir un sprint pour
s’abriter ou, au contraire, une distance de 2 ou 3.000 mètres pour porter
des ordres secrets ou pour rejoindre un point donné, de poignarder au corps à
corps ou de mitrailler à longue distance l’ennemi, ou au contraire de se
défendre contre une attaque brusquée.
D’escalader ou de descendre un rocher ou une muraille, de se
hisser sous le tablier d’un pont pour le faire sauter ou d’utiliser la première
voiture ou la première moto qui tombe sous sa main, et qu’il doit savoir
conduire quelle qu’en soit la marque, etc.
Si bien que ces soldats modernes qu’on appelle, on ne sait
pourquoi, des « spécialistes », sont au contraire des hommes qui
doivent savoir, sur le plan physique et « débrouillage », tout faire,
et tout faire vite et bien.
On conçoit alors qu’il soit nécessaire de leur donner une
éducation militaire à la fois technique, morale et physique, très poussée, où
le sport et l’éducation physique tiennent une très large place.
Certes on ne leur demande pas de courir un 100 mètres
en onze secondes, ni de lancer le poids à 13 mètres. Mais on leur demande,
ce qui est beaucoup plus difficile, d’être des athlètes complets.
Je sais bien qu’on commence, à juste titre, par les
sélectionner. On n’admet dans ces formations que des hommes ayant subi avec
succès une visite médicale et des tests démontrant l’intégrité de leurs
réflexes, de leurs organes sensoriels — épreuves comparables à celles que
l’on utilise pour la sélection des aviateurs ou en orientation professionnelle.
On les soumet alors au régime des camps, et à un entraînement intensif dont la
base est une éducation physique dont les principes relèvent de la méthode naturelle
d’Hébert, dont nous avons souvent parlé jadis dans ces colonnes : marcher,
courir, sauter, grimper (avec ou sans équipements), porter, lancer. La
natation, qu’on a eu tant de mal à introduire dans les programmes scolaires et
autres (s’imagine-t-on que, en 1939 encore, on pouvait être admis à l’École
navale, c’est-à-dire s’engager dans « la flotte » pour toute sa vie,
sans savoir nager !), est naturellement ici obligatoire. Quand les
combattants qui préparaient le débarquement du 6 juin s’entraînaient en
Angleterre ou en Écosse, on leur apprenait à nager habillés et équipés.
La valeur de telles méthodes a fait ses preuves, puisque, en
moins de deux ans, on a pu former des régiments entiers aéro-portés dont les
combattants, en particulier dans l’Armée anglaise, s’étageaient de dix-huit à
quarante ans, et que de nombreux « vétérans » se sont présentés, le
jour J, dans une condition physique remarquable.
Le revers de la médaille est qu’un tel régime d’entraînement
exige des rations alimentaires auxquelles, depuis quelques années, il n’a pas
été possible aux nations meurtries par l’occupation de faire face. Mais cette
situation n’est que passagère et ne retire rien de l’intérêt de ces méthodes
sportives, qui sont certainement la base de l’éducation militaire de l’avenir.
Robert JEUDON.
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