Aujourd’hui la prolifération des engins de chasse
sous-marine, la multiplicité des brevets, le continuel perfectionnement des
détails ont tendance à faire oublier déjà la naissance de ce sport et ses
premiers artisans. Beaucoup de ceux qui s’y adonnent aujourd’hui ne peuvent
d’ailleurs pas connaître ses premiers âges, pourtant proches, car il est né
dans un cadre nettement limité, celui de la Côte d’Azur, où il s’est développé
tout d’abord en vase clos.
C’est sur la Côte d’Azur et non ailleurs que devait naître
la pêche sous-marine : l’eau y est pure, tiède, plus souvent calme
qu’agitée ; elle n’y est point soumise à des marées gênantes pour le
plongeur. C’est là que, entre 1935 et 1940, ont vu le jour les inventions qui
devaient révolutionner la plongée. Certes, depuis longtemps, des performances
exceptionnelles de plongeurs risquant leur santé et leur vie, ou bien de lourds
scaphandres tributaires de la surface, avaient permis d’explorer la nature
sous-marine. Ce que la Côte d’Azur a donné au monde, c’est tout autre
chose : la possibilité pour tout homme normal de se promener
quotidiennement dans la seconde part du monde et d’y voir clairement les
merveilleux spectacles qu’elle offre à profusion. Maintenant qu’il en est
encore temps, que l’on peut interroger les artisans des premiers essais, nous
avons voulu dresser un bref historique des débuts de la chasse sous-marine.
Cela commença en 1932, à Nice, par les
« bricolages » d’Alex Kramarenko. Fuyant la Russie en 1917, Kramarenko
avait habité trois ans le Japon. Il y avait vu des baigneurs employer
couramment des lunettes pour ne pas être aveuglés par l’eau. Fixé à Nice, et se
baignant quotidiennement dans la baie des Anges, il rechercha dans le commerce
des lunettes semblables et n’en trouva point. Pas davantage de ces lunettes
qui, avant l’autre guerre, équipaient les nageurs tentant la traversée de la
Manche. Alors, bricoleur de tempérament et d’expérience, il résolut de les
fabriquer lui-même.
Sa première paire, en bois comme les lunettes japonaises,
laissait filtrer l’eau dès la moindre plongée et son port n’allait pas sans
être douloureux. D’autres essais suivirent, coup sur coup, année sur année.
Lorsque Kramarenko montre son « musée », dans une vieille caisse, on
est surpris du travail et de la patience qu’a pu représenter la mise au point
d’un objet qui semble aujourd’hui si simple : des lunettes étanches.
Dès l’expérience de son premier modèle, Kramarenko vit que
les doubles verres, ne pouvant être rigoureusement sur le même plan, donnaient,
dans l’eau, une double vision extrêmement gênante. Il eut alors le mérite
d’imaginer, à son second essai, la solution aujourd’hui classique : une
glace unique pour les deux yeux. Solution qui avait de plus l’avantage de
diminuer les surfaces de contact avec le visage et, donc, de rendre plus facile
la lutte contre l’infiltration.
Pour obtenir une étanchéité toute relative, les femmes
japonaises, dans les cultures perlières, s’entourent la tête d’un enroulement
compliqué de bandelettes sur lesquelles vient s’appuyer le bois de leurs
lunettes. Kramarenko chercha le même effet par un bourrelet de caoutchouc.
N’ayant pas obtenu un très bon résultat, il se fit alors faire un moulage de
son visage et, sur sa propre image, façonna des lunettes parfaitement adaptées.
Il les fabriqua d’abord en bois, puis en métal, puis en ciment de dentiste.
Il voulut ensuite essayer du celluloïd. Quel
travail ! ... Ayant dissous dans de l’acétone de vieilles pellicules
de photo, il passa tous les jours, matin et soir, deux couches de ce liquide
sur un modèle de plâtre ; comme un vernis à ongles, la couche du soir
s’ajoutait à celle du matin, et celles du lendemain à celles de la veille. Au
bout de six mois, il obtint ses meilleures lunettes : il pouvait atteindre
quinze mètres de profondeur sans qu’y pénètre une goutte d’eau.
Mais déjà il voulait faire mieux : un modèle qui puisse
aller à tout le monde sans que soit nécessaire un moulage préalable du visage.
De toute évidence, un matériau s’imposait : le caoutchouc. Alors Kramarenko
dut en étudier la technique. ; il fit un moule en fonte, opération très
délicate qui lui prit trois mois, y fondit du caoutchouc cuit dans un vieux
four à gaz. Le premier modèle ne donnant pas satisfaction, il façonna deux
autres moules et, enfin, obtint des lunettes entourées d’une bordure d’alvéoles
qui s’appliquait parfaitement sur tous les visages.
En septembre 1937, il fit breveter ce modèle. La même année,
il vendait ses premières lunettes, fabriquées chez lui par un ouvrier sur un
simple réchaud à gaz. Puis, en 1938, il demandait à un fabriquant spécialiste
un moule en fonte exécuté suivant toutes les règles de l’art. Ce qui avait été
bricolage devenait industrie.
L’expérience prouva que, dès une profondeur de six à sept
mètres, on ressentait une fort désagréable et même douloureuse sensation :
les yeux semblaient vouloir s’exorbiter, le masque vouloir entrer dans le
visage. C’était là un effet du déséquilibre de pression entre le milieu ambiant
et l’air qui, dans les lunettes, en vase clos, demeurait à la pression
atmosphérique, beaucoup moins forte. Kramarenko eut alors l’idée d’ajouter aux
lunettes deux grosses poires de caoutchouc, facilement déformables, une de
chaque côté : la pression de l’eau agissait sur ces poires ;
celles-ci diminuaient alors de volume et comprimaient donc l’air dans les
lunettes, ce qui palliait dans une large mesure la sensation d’exorbitation.
Mais, en décembre 1938, un autre Niçois, Maxime Forjot, qui
travaillait depuis trois ou quatre ans la question, faisait breveter un masque
de caoutchouc englobant le nez et les deux yeux derrière une même glace. Les
narines étaient donc mises en dehors du circuit respiratoire et le
« pince-nez », employé alors par la plupart des plongeurs, devenait
inutile.
Ce qui n’apparaissait pas tout d’abord dans cette
disposition, c’est qu’elle apportait un fort ingénieux remède aux malaises
oculaires : à l’intérieur des lunettes, l’air n’étant plus en vase clos et
communiquant avec les poumons par le nez, le plongeur n’avait qu’à souffler par
les narines pour augmenter la pression dans le masque et l’équilibrer ainsi
avec la pression sous-marine. Il y avait là une fort ingénieuse idée ;
elle a d’ailleurs fait fortune puisque le principe de ce masque triomphe
aujourd’hui, sinon celui qui le breveta le premier.
Pour les plongées très profondes avec bouteilles d’air
comprimé, ce masque englobant le nez est indispensable. Pour les plongées sans
réserve d’air, il n’est pas nécessaire ; mais peu nombreux sont ceux qui
peuvent volontairement fermer leurs narines à l’eau sous une forte pression et
se contenter donc de simples lunettes.
Qu’il choisisse masque ou lunettes, voici que l’homme porte
avec lui une fenêtre ouverte sur le profond des eaux. La glace supprime les
agitations et les reflets de la surface ; elle donne une vision absolument
parfaite (1).
Mais l’homme reste tributaire de sa respiration. En surface,
il doit sans cesse tourner la tête pour aspirer de l’air ; en plongée, il
ne peut demeurer longtemps sans remonter. Aussi une autre invention est-elle
née : le tube respirateur. Un tube pris dans la bouche, attaché soit à une
tempe, soit au front, apporte au nageur de l’air que l’autre extrémité va
chercher en dessus de la surface. Le nageur peut alors respirer sans que ses
yeux cessent d’explorer la profondeur.
Le premier brevet de tube respirateur a été déposé au mois
de décembre 1938 par Maxime Forjot, en liaison avec le masque. En décembre
1939, Kramarenko déposa le modèle d’un respirateur doté de deux valves :
une interdisant l’entrée de l’eau durant les plongées (une petite balle de
caoutchouc, prisonnière d’une cage ajourée, formant clapet à l’extrémité
supérieure du tube), l’autre permettant l’évacuation de l’eau qui aurait pu
entrer (au point le plus bas, une double feuille de caoutchouc que la pression marine
tient l’une contre l’autre, mais qui laissent passer l’air que le plongeur peut
chasser par la bouche en soufflant).
Voici donc l’homme délivré, pour la première fois, du monde
aérien dont il est par nature le prisonnier. Il ne le quitte pas encore, mais,
nageant à la surface, il peut regarder durant des heures « de l’autre côté
du miroir ».
Ainsi est né, voici une quinzaine d’années, cet équipement
qui permet à tout nageur de prendre contact avec l’univers sous-marin, d’y
rechercher durant des heures le « gibier » d’un beau poisson. Une
autre fois, nous verrons comment sont nés, toujours sous les mêmes cieux, les
appareils qui permettent la chasse au fusil harponneur et la plongée profonde.
Pierre DE LATIL.
(1) Les objets apparaissent toutefois légèrement agrandis,
car lunettes ou masque forment devant l'œil une véritable lentille d’air,
lentille plan-concave, plane du côté de la glace, concave au contact des globes
oculaires.
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