Liberté, liberté chérie ... En serait-il de toi comme
de la santé dont on ne parle jamais autant que si l’on est malade ?
Dans mon jeune temps — si lointain, les premières
années du siècle, — chacun était libre de prendre son fusil, siffler son
chien et s’en aller à l’aventure, là où le menait sa fantaisie. La loi du 3 mai
1844, née sous le « tyran » Louis-Philippe, nous laissait de la
liberté autre chose qu’un vain mot. Cette bonne vieille centenaire avait fait
ses preuves, régi des générations, traversé trois guerres et je ne sais combien
de révolutions. Je m’y sentais à l’aise, comme dans un vieil habit auquel on
est accoutumé. Malgré le poids des ans, elle ne se portait pas trop mal et,
pour être « à la page », elle n’eût demandé que quelques prudentes retouches
et surtout d’être strictement appliquée.
Est-il besoin pour nous d’une loi nouvelle ?
— celle dont le projet est soumis aux Chambres sous le no 6656
— je crois que non. Ce qu’il faut changer, ce ne sont pas les règlements,
ce sont les esprits. « Que sont les lois sans les mœurs ? »
disait déjà Cicéron. Si nous voulons avoir du gibier, nous ne l’obtiendrons pas
en le nourrissant de textes officiels ni d’idéologies antagonistes ; pour
revivre, il ne demande rien qu’un retour à des mœurs plus saines — si tant
est que sa survie soit compatible avec dix-huit cent mille permis, ce dont je
ne suis pas très sûr.
Depuis le dépôt de ce projet, je lis dans nos journaux
cynégétiques force critiques sur ses dispositions. Des gens mieux qualifiés que
moi ont dit ce qu’il fallait penser de ce monument d’erreurs et d’imprécisions.
Mais, dans son sillage, je vois avec terreur naître une certaine campagne, dont
l’aboutissement serait la limitation des jours de chasse, la perte de notre
ultime liberté. J’ai même eu la surprise de lire récemment sur ce sujet
l’argumentation d’un excellent auteur sous la plume duquel j’ai trouvé bien
souvent maintes opinions fort justes, et je suis tout à fait d’accord avec lui
sur le danger que présentent trop de tolérances, trop d’autorisations de telles
ou telles « repasses », trop de « défenses des olivettes »,
trop de laisser aller. Mais, en ce qui concerne la limitation des jours de
chasse, je ne saurais être d’accord que sur un point : « la nécessité
d’une réglementation très souple dans la fixation des jours de
chasse ». Et, pour un vieux rétrograde comme moi, « très
souple » signifie la liberté que connaissaient nos pères, la
liberté totale laissée à chaque syndicat communal de régler la
question-comme il le juge bon, et surtout en dehors de toute intervention
préfectorale. Les 36.000 communes de France sont trop dissemblables pour
les plier aux mêmes règles. Traiterait-on de la même manière telle commune
solognote qui ne vit que de ses belles chasses gardées et tel village alpin dont
les deux cents habitants vivent libres sur vingt mille hectares de
montagnes ? Les chasseurs d’un syndicat rural ne sont plus des enfants,
ils savent ce qu’il faut pour avoir du gibier ; s’ils ne le veulent pas,
l’État se mêlera-t-il de faire leur bonheur malgré eux ? Je doute qu’il y
parvienne.
D’ailleurs, la vraie question n’est pas là, elle est de
savoir si la limitation est utile, indifférente ou nuisible. Et ceci varie
suivant le cas.
L’idée de la limitation est née des chasses gardées, où elle
est à sa place. Je fus longtemps chasseur citadin. En Lorraine, en Crau, en
Camargue, dans l’Atlas tellien, j’ai appartenu à de petites sociétés très
fermées où le nombre de fusils était fort limité, et les jours de chasse
également, du fait de ce que nos occupations nous retenaient en ville presque
toute la semaine. Les résultats en étaient excellents.
Voudrait-on qu’il en fût de même pour un syndicat communal
où le nombre des fusils pullule davantage que le gibier : ce serait rêver
l’impossible. D’ailleurs, est-ce bien du fait des chasseurs honnêtes que le
gibier disparaît de toute la France, lentement mais sûrement ? En Haute
Provence, en Corse, j’ai chassé au milieu d’immensités montagnardes où les
vieux villages se meurent, où les foyers s’éteignent l’un après l’autre
— la Peyrusse, Barles, Saint-Jurs, Ouaglioli et d’autres. En ces
solitudes, le gibier passerait non pas des jours ni des semaines, mais des mois
sans apercevoir une silhouette humaine. Mais il n’y a plus de gibier. Dira-t-on
que la faute en est aux chasseurs qui le dérangent chaque jour ? Non, car
il n’y a plus de chasseurs, puisqu’il n’y a plus d’habitants. Les causes de la
disparition du gibier sont ailleurs, chacun les connaît. Ce n’est ni en
laissant dormir notre vieille loi, ni en la remplaçant par une nouvelle, ni en
réglementant les jours de chasse qu’on les fera disparaître, il y suffirait de
la ferme volonté d’en haut ...
Je parlerai de ce que je connais bien : mon village.
Ici, je n’hésite pas à l’affirmer, la limitation serait nuisible. L’expérience
en a été faite, elle fut néfaste. Notre association est le type de la petite
société rurale — quatre-vingts fusils sur deux mille cinq cents hectares.
Pays vallonné, terres morcelées coupées d’épaisses haies, des brandes, des
boqueteaux, quelques étangs, des ruisseaux. Essentiellement favorable au
gibier. L’usage local voulait que chaque dimanche tout porteur de permis (et
même les autres) allât à la chasse. Dix équipes battaient le terroir, escortées
de chiens de tout pied et tout poil, souvent bons lanceurs, très rarement bons
meneurs. De telles meutes ne parvenaient guère à ramener un lièvre jusqu’à son
retour. Un capucin, s’il n’avait été tué au lancer, aurait eu bien des chances
de s’en tirer. Hélas ! le pauvre diable, perdu par ses lanceurs, tombait
sur quelque autre équipe. Il se voyait salué à toutes distances d’un coup de
gros plomb qu’il encaissait plus ou moins ; on remettait d’autres chiens
dessus, et cela durait jusqu’à ce qu’il allât au carnier ou se réfugiât dans un
roncier pour y crever. En fin de saison, bien rares étaient les rescapés. Pour
les perdrix, il en était de même, une compagnie était levée par les uns,
relevée par les autres, fusillée à toute portée, affolée, divisée. Les
malheureux se réfugiaient dans un de nos vastes carrés de topines, d’où les
corniauds les sortaient, un par un, à pied, dans les sillons au bout desquels
un fusil attendait ...
L’on conçoit aisément qu’à ce jeu le gibier payait un lourd
tribut à ces réjouissances dominicales.
Heureusement, le paysan est un rude travailleur, et sa terre
le réclame ; le gibier avait sa semaine pour se remettre de ses émotions,
et, si le hasard lui faisait rencontrer un chasseur isolé, notre pays est de
ceux qui permettent une belle défense.
Survinrent la guerre, le désastre. Vichy, et de bonnes
intentions — dont l’enfer est pavé, dit-on — il en sortit une
catastrophe : la limitation des jours de chasse. Nous savons tous que les
dames ne se sont mises à la cigarette que le jour où elles ont eu leur carte de
tabac, et, si quelqu’un a des tickets, il faut bien qu’il les touche. Du moment
où la chasse ne fut plus autorisée qu’à jours fixes, tout chasseur digne de ce
nom se fit un devoir d’y aller. C’est de là que, chez nous, le jeudi devint un
second dimanche. Le gibier ne s’en trouva pas mieux, au contraire.
Tout finit par se tasser, nos chasseurs, libres à présent de
chasser quand bon leur semble, ne s’y croient plus obligés, et le gibier a
retrouvé sa semaine pour respirer. Mais, de grâce, qu’on ne ressuscite pas
cette obligation, la catastrophe recommencerait.
Reste la grave question des passages. J’ai trop chassé en
Camargue pour l’oublier, et, si cela m’arrivait, un mien ami, qui chaque année
guette les palombes sur ses chênes des Peyrouses, me la rappellerait. Le comte
de Valicourt, président de la Sauvagine, une autorité en la matière,
écrivait récemment dans sa Revue : « Imposera-t-on aux canards de
choisir pour leurs passages « les jours légaux ? » Et moi-même,
si Gerfaut rencontre un miroir en bordure d’un bois, devrai-je consulter le
calendrier de la semaine avant de lui permettre d’aller sous les branches
quêter la belle au long bec ?
Non, certes, et, tant que je conserverai les rênes de mon
Association communale, je me refuserai à commettre l’hérésie d’une limitation,
je sais trop que ces jours-là, au lieu du grand silence des champs, nos
infortunés capucins réentendraient la fusillade leur péter aux oreilles. Mon
village ne connaîtra cette malchance que si, par malheur, l’État la lui impose.
En 1844, ce fut un Roi qui nous donna cette charte de
liberté. Le Second Empire, la débonnaire Troisième République nous l’ont
laissée. La Quatrième, qui porta tant d’espérances dans les plis de sa robe,
serait-elle moins libérale que ses prédécesseurs ? Je voudrais croire encore
qu’il n’en sera rien et que nous pourrons toujours courir nos campagnes,
librement, comme l’ont fait nos aïeux.
Albert GANEVAL.
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