Les oies bernache cravant, originaires de Sibérie, nous
rendent visite au cours de la migration au début de novembre et demeurent chez
nous jusqu’au mois de mars. Je dis chez nous, je devrais dire dans les baies
qu’elles affectionnent plus particulièrement. C’est surtout les baies, de
l’ouest de la Normandie et de la Bretagne, qui les reçoivent en très grande
quantité, du Cotentin, baie d’Isigny, au sud de la Loire. Elles suivent
particulièrement les environs de Chausey, la baie de Paimpol, le golfe du Morbihan,
la baie de Loire.
La bernache est, de toutes les oies, la plus
maritime. Elle aime les herbiers des baies et vient rarement à terre. J’en ai
cependant vu tuer une en Brière — cas exceptionnel, — une oie
imprudente qui s’était d’aventure présentée au fusil d’un garennier, à assez
longue distance de la mer. La teinte est plus foncée que celle de la nonette,
dont les ailes sont gris cendré au-dessus.
Cette oie est plus petite, d’un tiers environ, que la
nonette, qu’on rencontre aujourd’hui plus rarement dans nos baies. Il m’est
plus souvent arrivé au milieu des bandes d’oies cravant de tuer une oie à front
blanc, ou oie rieuse — une des oies les plus fines, les plus élégantes que
je connaisse,— et qui, parfois, se mélange, par grand froid, aux oies
bernache cravant.
Le cri de ces dernières, posées en grande quantité sur les
herbiers dont elles font leurs délices, est difficile à imiter : c’est un
grondement sourd. Lorsque des milliers d’oiseaux le poussent en même temps, je
le trouve très prenant, nostalgique, surtout le soir, par temps calme, au
moment de l’approche des platières. Ceux qui n’ont jamais entendu ce roulement
sourd ne peuvent que difficilement s’imaginer l’émotion du chasseur ...
Sans succès, j’ai chassé l’oie bernache aux îles Chausey,
d’où j’ai failli ne pas revenir, car la tempête était violente. Quelle passe
difficile de quelques heures ! Il y avait quelques bernaches le long de
cette très longue navigation, mais il était impossible de les tirer tant le
bateau plongeait et remontait, rendant le tir impossible. J’ai conservé de
cette traversée Granville-Chausey un bien mauvais souvenir.
Dans le golfe du Morbihan, j’ai vu de loin de nombreuses
bandes de bernaches. Mais les canards siffleurs, dits « penrus »,
étaient alors la chasse intéressante.
Par contre, les approches en baie de Paimpol sur des bandes
de cinq cents oies cravant de l’affût bien à l’abri sur le rocher, non loin de
Bréhat, sont parmi les moments les plus passionnants que j’aie vécus à la
chasse.
Il est sûr que c’est dans cette magnifique baie, qui vous
paraît artificielle, tant le décor des rochers est artistiquement dessiné, que
j’ai eu, en chassant les bernaches, mes plus grandes émotions.
La nuit commençait à tomber, et nous revenions du Trieux où
l’on pouvait souvent surprendre des judelles entre le bateau et la côte, chasse
très amusante d’ailleurs, car, pour reprendre le large, les judelles, acculées
à la terre, vous chargeaient carrément et se faisaient tirer comme de lourds
sacs noirs.
Nous avions donc repris le chemin du retour vers cette
pointe de l’Arcouest. De loin, nous aperçûmes la formation d’un énorme
groupement d’oies cravant qui nous envoyaient le roulement de leur cri si
spécial. Il y avait environ mille oiseaux, dont le nombre augmentait sans
cesse. Ils barbotaient et, la mer se retirant, commençaient leur régal
gastronomique. Sauf le cri de ces oiseaux, tout était calme.
Nous décidâmes d’attendre pour les approcher que le jour
décline. Nous nous mîmes à l’ancre, à 400 mètres des bernaches. Le
mouvement de ces oiseaux vers les platières, qui devaient leur convenir, était
incessant. Le roulement de leur gloussement était impressionnant. Le jour était
près de tomber, et le ciel rouge formait un fond d’approche fort intéressant.
Je décidai d’envoyer mon neveu avec mon grand huit dans le
canot, avec Corlouer, très bon pilote d’approche. Ils allaient tenter le grand
coup. Les moments de cette lente avance nous parurent éternels. Nous n’avions
pas de rôle actif à jouer, mais un spectacle émouvant à contempler. Nous
pouvions suivre le bateau dans ses évolutions, mais, des oies cravant, nous ne
voyions qu’une grande masse obscure, leur cri nostalgique revient à nous comme
une triste mélodie.
Où sont-elles ? Ont-elles reculé devant l’approche où
ont-elles suivi la marée au fur et à mesure de l’éloignement des eaux ? Le
bateau continue lentement sa lente approche.
Nous entendons un bruit d’ailes, ce sont des bernaches qui
vont grossir la bande. Le bateau avance. Brutalement nous entendons un bruit
énorme, mille bernaches à l’envol, et, au même instant, tirés très vite, deux
coups de feu.
Que s’est-il passé ? Cette approche a torturé le cœur
du vieux sauvaginier que je suis.
Il est très émouvant de vivre une scène qu’on voit de trop
loin et de se l’imaginer. De loin, mon neveu me cria :
— Huit ! C’est une belle réussite !
Lorsqu’il fut monté dans le bateau, il me raconta le détail
de l’approche. Il les a tirées à 50 mètres à l’envol.
— Bravo, bravo !
Je lui donnai l’accolade, puis, après avoir longtemps
discuté le coup très émouvant et pour l’oncle et pour le neveu, nous mîmes le
cap sur la pointe de l’Acouest, enchantés de la réussite.
Jean de WITT.
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