... Alors, je me suis écroulé dans l’herbe, les bras en
croix, les jambes dans la position de l’écartèlement, prêt au sacrifice, après
avoir jeté mon vélo dans les pierres.
Le bonheur terrestre ne m’apparaissait plus autrement que
constitué par un rêve. Celui de ne plus rouler, de ne plus marcher. Celui
d’aspirer à plein corps les parfums d’acacia, d’épicéa, de mélèze, ces hauts
mélanges forestiers qui avaient succédé aux vignes des premiers lacets. Celui
de voir courir les nuages et chiper, au loin, les hauteurs d’un quelconque
Oberland bernois, à condition, évidemment, que mes omoplates reposent sur
l’épaisseur verte de la montagne.
Je n’avais plus soif, ayant tant désiré boire, plus faim à
force d’espérer manger, plus d’énergie après l’avoir trop dilapidée.
Mon coup de pompe était tel qu’il frisait aux délices. Une
douceur infinie m’envahissait.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Repartir ? Que non ... J’étais trop bien là,
prostré, la mèche tombante et l’œil ravagé.
Dormir ? Pas plus ... La vie s’offrait trop belle
à contempler, affalé que j’étais au ras d’un magnifique herbage fleuri. Sentir
le zéphyr, sur ma carcasse alourdie, tournait à l’orgie mentale ou sensuelle.
Boire ? Quoi ? Du café ? Du malt ? Du
thé ? Du pinard ? Peut-être. De l’eau ? Tout à l’heure, à même
la source ...
Manger ? Pouah !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ils passaient, les « saignants », la plupart à
pied, traînant ou poussant un vélo devenu lourd et encombrant. Dieu qu’ils
étaient nombreux ceux que j’avais laissés derrière moi, tout alors à mon désir
fol de monter à bicyclette jusqu’au sommet de cette terrible Forclaz
suisse ...
C’était donc cela : nous, eux, moi ?
Êtres bizarres, déshabillés ou bigarrés, suants mais non
époumonés, mordus aux vents et soleils, enragés à poursuivre un calvaire dont
je ne discernais plus l’aboutissement.
Six cents mètres encore !
« On » voulait me tromper sur la distance, autant
que les intéressés eux-mêmes se prenaient à leur propre jeu.
Il restait encore trois bornes à passer ... trois
bornes énormes, valant mille mètres chacune, des mètres cahotiques dressés à 18
p. 100 dans le ciel, des bornes théoriques au surplus, ce qui les rendait
plus lointaines ; le col de la Forclaz, en effet, ne comporte de cailloux
que ceux déversés des hauteurs ou que les charrois déplacent.
J’éprouvais, en vérité, quelque difficulté à assimiler les
deux verres de vin rouge, le citron calciné, le café gnôle et les pruneaux
absorbés au fur et à mesure que des compagnons, me rejoignant, me composaient
un menu à leur façon, exclusion faite du demi de bière bu à la sauvette à Fratres
devant un bistrot.
Combien n’ai-je point entendu de quolibets, dont le meilleur
fut :
— Tu nous le conteras ton coup de pompe, dis ?
En vrai, tous ces gars qui me charriaient étaient morts
avant moi et ressuscités plus tôt ... Ils avaient tous reçu le coup de
masse, avec cette différence, en ce qui me concerne, que je trouve extrêmement
plaisant d’hurler à la mort lorsque j’en ai assez, comme d’embrasser le soleil
lorsque tout va très bien et, parfois, trop bien.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il ne resta bientôt plus, près de moi, que l’un de ceux avec
qui je fis l’Iseran en 1937, alors que 6 kilomètres de route manquaient
sur le versant Bonneval. J’ai cité mon ami Guérin, de Thonon, et, avec lui, un
autre ami genevois, Dischinger, auquel Guérin affirmait que, bientôt, j’allais
retrouver mes ailes :
— Méfie-toi. Lorsqu’il aura récupéré, nous ne le
reverrons qu’à Genève.
Car le drame du délire dont je vous entretiens s’est passé
le 26 juin, il faut bien le dire, au cours du brevet « Genève-Mont
Blanc » que nous devions à la Pédale des Eaux-Vives et à l’Union Cycliste
Suisse et qui, partant de Genève, passait par Thonon, Saint-Gingolph, Martigny,
le col de la Forclaz, Valorcine, le col des Montets, Chamonix, Le Fayet,
Cluses, Bonne-ville, Genève.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La suite s’exprime, en son début, comme mon ami l’avait
prévu.
Remis sur pieds, un peu sonné, mais beaucoup encouragé, je
me trouvai au sommet du col ayant à disposer de deux heures et demie sur les
trois heures accordées à ce passage ; autant dire que j’étais encore très
en avance sur l’horaire.
Un potage chaud avalé à la hâte aida à tout remettre en
place, et l’homme qui, tout à l’heure, refusait d’avancer ou de reculer tenta
d’en jouer une bien bonne à ses copains.
— Prêts ?
— Oui, file dans la descente ; cela va te retaper.
La bonne blague ! Ne l’étais-je pas, retapé ? Je sautai en selle et,
après avoir tatillonné pour laisser passer deux voitures qui réclamaient une
place illusoire, je plongeai par les lacets vertigineux.
On allait bien rigoler ! Je me voyais déjà attaquant le
col des Montets sans même passer le petit plateau, sachant combien, après ces
algarades, je retrouve ma plénitude musculaire.
La suite, vous dis-je, mes Seigneurs, se perd dans un virage
en épingle, abordé « en œuf à la coque ». Elle se perd, vous
redis-je, à deux brins d’herbe près, dans le vide immense au fond duquel pointe
le clocher du délicieux village de Trient. Elle se perd avec une roue arrière
amorçant de près le huit idéal, des rayons en moins côté roue libre et une
morsure du bec de selle quelque part.
Grands dieux ! Disparu ? ... On m’eût cherché
à Genève ...
Lorsque mes deux amis me rejoignirent, l’un était en sang, because
une chute sur un bris de frein ; l’autre pleurait devant mon
désarroi ...
À l’un j’appliquai du mercurochrome et j’invitai les deux à
continuer leur équipée.
La mienne avait pris fin au cœur des monts ourlés de
glaciers, sans la possibilité d’un secours mécanique quelconque.
À ma confusion, je me retrouvai, plus tard, sur le coussin
mol d’une voiture suisse dont le propriétaire voulut bien prendre en charge le
trésor poussiéreux que constituait mon invraisemblable personne ...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les semaines à venir me rendront, je l’espère, mon vélo,
laissé en Suisse. J’ai repris, à moi-même, le serment, que je ne m’étais pas
prêté, d’abandonner, enfin, ces choses qu’on me dit être devenues
déraisonnables.
C’est que, dans l’intervalle, j’ai eu la prescience de ce
que serait une vie sans émoi sportif périodique, sans risque relatif, sans
espoir vain ou apparent et souvent enfantin, sans croyance, sans chimère, sans
souffrance terrible, sans désappointement, mais aussi sans élan, sans triomphe
personnel, sans joie extraordinaire, sans éclatement considérable de l’être.
Mon tapis d’herbe ? Comme il est loin, beau certes,
mais moins définitif que je ne supposais ... Tout au plus bon pour y
cueillir une fleurette.
Quant aux rallyes Genève-Mont Blanc, quant à la Forclaz, eh
bien ! mais ... nous en reparlerons.
— Cet idiot de Chesal, dira le Dr Ruffier,
il était tout simplement dessucré ! »
Personnellement, je me croyais plus dessalé ; après
tant d’années de courses, de coursettes et d’éprouvettes en un mot.
René CHESAL.
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