Après avoir (mentalement) récité en commun les immortels
commandements de l’apôtre du cyclotourisme :
« Manger avant d’avoir faim ;
» Boire avant d’avoir soif ;
» Haltes rares et courtes ;
les cyclotouristes se mettent en route, préalablement lestés
d’un café au lait abondant, de pain beurré, de fromage ou de saucisson, sans
parler du pâté maison et du gâteau dont ils ont la recette.
Et qu’à tous soit légère la route, et docile leur fine
monture !
Le train est vif. Le joyeux peloton se disloque. Les uns chantent,
les autres se laissent distancer. Que leur importe ! Ils savent que le
premier arrêt est fixé au troisième embranchement marqué sur la carte, et que
c’est là qu’on doit casser la croûte.
On a roulé à peine une heure, et, certes, on n’est pas parti
l’estomac vide. C’est cependant avec une joie gaillarde et le sentiment qu’il
est temps d’ « enfourner du charbon dans la machine » que nos
cyclistes, ayant posé pied à terre, se mettent en devoir d’extraire de leurs
énormes sacoches tout ce qu’il faut pour se sustenter. Et l’on voit
réapparaître le pâté maison, le gâteau dont ils ont la recette, le saucisson et
le fromage.
Les retardataires arrivent les uns après les autres et
accomplissent aussitôt et instinctivement les mêmes gestes. Le parapet du petit
pont sur lequel on s’est arrêté devient une longue table. Il n’y manque que la
nappe et, à la fin du repas, les discours, pour qu’on ait une impression de
banquet.
Pendant ce temps, les heures passent.
Si l’opération se reproduit encore dans la matinée, si elle
se renouvelle l’après-midi, malgré le temps consacré à l’officiel déjeuner,
précédé de l’apéritif et suivi du pousse-café, il ne faudra pas s’étonner, le
soir, d’avoir à peine fait 100 kilomètres à l’allure moyenne d’une voiture
à chèvres.
Le cycliste routier, on le sait, est un individu qui a
toujours faim, et il a bien raison d’emporter des provisions, de manière à
être, en toutes circonstances, sûr de parer à la fringale qui le privera
brusquement de toutes ses forces. Là-dessus, tout le monde est d’accord.
Mais enfin, entre ce cycliste prudent, précautionneux, et
celui qui se gorge à tous les carrefours, il y a une nuance. Et l’on peut, dès
qu’on en sent le besoin, même sans descendre de vélo, puiser dans son sac de
guidon et en retirer une bille de chocolat ou un biscuit sans pour cela se
mettre à table, fût-ce sur un parapet de pont.
À vrai dire, il y a dans cette boulimie un fond de manie.
Elle a aussi une cause ancestrale. L’homme primitif, comme l’animal sauvage, se
jette gloutonnement sur n’importe quel aliment, moins parce qu’il a faim que
parce qu’il a peur de ne rien trouver à manger le soir ou le lendemain.
Or, jusqu’à la première guerre mondiale, depuis un siècle
(siège de Paris mis à part, et il ne dura que trois mois), personne n’ignorait
qu’on pouvait s’alimenter de tout, partout et à toute heure. C’est pendant la
guerre de 1914-1918 qu’on commença à être privé de brioches, de croissants, de
pâtisserie, puis de sucre, et que le pain fut rationné. Ce n’était pas
terrible, mais l’avertissement était donné. Le destin rappelait aux hommes que
la privation, la pénurie, les magasins vides n’étaient pas des fléaux
totalement vaincus depuis les temps barbares ... et qu’on pouvait encore
avoir faim.
On s’en souvint, puis on l’oublia, jusqu’au jour où la plus
formidable des guerres déclencha bel et bien la famine, qu’on vit des êtres
humains perdre le tiers de leur poids, que la mendicité alimentaire entra dans
les mœurs des citadins et que tout le monde n’eut plus qu’un seul souci :
parer à la fringale en grappillant n’importe quoi pour ne pas tomber
d’inanition sur une route, devant une auberge barricadée ou un entrepôt de
vivres transformé en cimetière d’autos.
Or une habitude prise met longtemps à se perdre. Je crois
que c’est à elle qu’il faut attribuer la persistance de cette manie qui
consiste à manger toute la journée et à garnir des sacoches comme pour la
traversée d’un désert.
* * *
La liberté rendue à presque tous les produits est
aujourd’hui un fait. Les denrées alimentaires (à part le sucre) sont à portée
de votre main, partout. On ne s’en rend pas compte, et il y a même des
ménagères qui semblent souffrir et qui expriment le désappointement le plus
comique, dans les magasins d’alimentation, devant l’inutilité de leurs tickets.
— Comment ! tout cela est libre ?
s’écrient-elles avec tristesse.
Chez nous, cyclotouristes, il reste quelque chose des
habitudes prises dès 1940 et de la mystique des « provisions ». Mais,
au nom du ciel, que la mastication, que la croyance permanente et illusoire qu’
« on sent qu’on a faim » et qu’il est temps de faire fonctionner les
mâchoires ne se traduise pas par de pareilles pertes de temps !
Allons moins vite et arrêtons-nous moins souvent, et qu’on
n’assiste plus à ce spectacle de sexagénaires, comme moi, rejoignant sans la
moindre difficulté et plusieurs fois par jour nos jeunes cycles lévriers,
uniquement parce que ceux-ci cassent et recassent la croûte ou font la tournée
des fermes pour trouver du vin et des œufs qu’on leur fait payer exactement au
prix des détaillants de grande ville.
Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger.
Remplacez vivre par rouler et vous aurez la bonne formule. Vos
vélos seront moins lourds et vous ferez de plus longues étapes. Tout le monde y
gagnera.
Henri DE LA TOMBELLE.
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