Il faut dire, en effet, les vipères, car il existe en France
deux variétés, la vipère Berus et la vipère Aspic. Toutes deux sont dangereuses
au même titre. La puissance de leur venin ne dépend que de la grosseur du
sujet.
Les vipères ont un aspect plus ramassé que les
couleuvres (1). Chez elles, le corps se termine brusquement par une queue
courte souvent rudimentaire. Leur coloration est incertaine. Elle varie du
gris-cendre au gris noir et du brun clair au rouge-brique. La tonalité « feuille
morte » est fréquente. En somme, ce reptile est peu visible, car il se
confond presque toujours avec le milieu dans lequel il vit. Ce mimétisme lui
sert. Comme il ne fuit qu’à regret, étant conscient de ses moyens de défense,
il est pour l’homme et les animaux domestiques un fléau redoutable.
Les vipères, on le sait, possèdent au sommet de la mâchoire
supérieure deux crochets acérés qui sont alimentés chacun par une glande à
venin. Au repos, les crochets, couchés dans leur alvéole, ne forment pas
saillie ; à l’attaque, ils se redressent en prenant par rapport à la
mâchoire une position perpendiculaire.
Ce système de mort très perfectionné fonctionne sous
pression exactement comme une seringue de Pravaz. C’est dire qu’à chaque « intervention »
le venin s’injecte totalement. Les vipères frappent plutôt qu’elles ne mordent.
Pour cela, elles écartent les mâchoires à angle droit et, se détendant en
ressort, piquent des deux crochets. Elles peuvent frapper plusieurs fois de
suite et inoculer plusieurs doses de venin. En effet, les glandes aussitôt
vidées se remplissent à nouveau automatiquement. Il va sans dire que deux ou
trois morsures consécutives présentent une exceptionnelle gravité. Il faut
savoir que les jeunes vipères sortent de l’œuf entièrement formées. À peine nés,
les vipereaux sont donc capables d’injecter une dose de venin proportionnelle à
leur grosseur. Il faut savoir encore que les crochets d’une vipère morte, même
desséchée, sont encore dangereux et ne doivent être touchés qu’avec une pince.
Les vipères ne dépassent pas 75 à 80 centimètres de
longueur. Leur grosseur, très variable, est souvent impressionnante.
L’exception mise à part, cela provient, d’accidents naturels, un trop bon
appétit ou une mise bas imminente. Par exemple, une énorme vipère que j’avais
étranglée à l’aide d’une ficelle pour la conserver intacte avait tout
simplement sept jeunes rats dans le ventre. Une vipère en état de gestation
frappe toujours au moindre frôlement. Fort heureusement, les vipères se servent
surtout de leur venin pour assurer leur ravitaillement. Elles paralysent ainsi
instantanément les plus grosses proies, rats ou grenouilles. Les crochets
valent alors pour elles ce que vaudrait un fusil entre les mains d’un
chasseur ; j’ose dire qu’à ce point de vue, et au moins pour les
munitions, les vipères sont sur nous privilégiées.
La vipère Berus (Vipera Berus), appelée également
vipère du Nord, habite le Nord et le Centre de la France. Il est cependant
impossible de délimiter strictement cet habitat, et, pour s’en méfier davantage,
il est prudent d’admettre qu’on peut la rencontrer partout. Cette remarque
n’est pas sans importance. Nous avons déjà dit à propos des couleuvres que la
vipère Berus possède, en effet, très souvent, sur la tête, trois écailles
anormalement développées qui peuvent la faire confondre soit avec la coronelle,
soit avec la vipérine, d’autant mieux qu’elle vit en promiscuité avec elles.
La couleur de la vipère Berus varie suivant l’ambiance et
surtout le site. Les mâles en général ont le dos gris et le ventre noir, tandis
que les femelles arborent le brun. Il n’y a jamais rien d’absolu sur les
questions de couleur.
La vipère Aspic (Vipera Aspic). Elle est extrêmement
répandue dans le Sud de la France. Sur nos montagnes du Dauphiné (Sud-Est),
elle pullule à toutes les altitudes et jusqu’à la limite des neiges. À titre de
référence, chassant le chamois sur le Taillefer (Oisans), j’en ai tué neuf au
cours de la même journée, la première dès les premiers lacets du sentier,
presque dans la plaine par conséquent, la dernière au soleil, sur la neige, à
2.500 mètres environ.
Au cours de mes nombreuses parties de chasse, j’ai eu un
chien mordu au ventre dans les rochers dominant le col du Lautaret (2.075 m,),
région autrefois riche en perdrix rouges, et une chienne frappée au museau à la
recherche des coqs autour du Col de l’Arc (Vercors) (1.800 m.). Enfin, en
ma présence, le chien d’un de nos amis fut happé à la langue sur les coteaux
des Abrets (Terres Froides) (350 m.) au beau milieu d’une luzerne.
La vipère Aspic n’est pas, comme on le croit généralement,
une vipère « rouge ». Sa robe est aussi changeante que celle de la
vipère Berus. Elle varie donc du gris plus ou moins foncé au rouge-brique ,
j’ai seulement observé que plus la vipère s’élève, plus elle a tendance à
foncer. Passé 1.000 mètres, je n’ai jamais rencontré de reptile rougeâtre,
mais c’est peut-être un effet du hasard.
La morsure de l’Aspic est considérée par le public comme
plus dangereuse que celle de la vipère ... « commune », pour ne
pas dire mortelle. Ce n’est encore qu’une légende et il n’existe pas de vipère
« commune », en plus de nos deux variétés. C’est bien suffisant. La
seule vérité, c’est que l’Aspic possède un appareil d’injection plus
perfectionné que celui de la vipère Berus et, parait-il, le plus perfectionné
qui soit dans le monde des reptiles. Il ne m’appartient pas d’exposer ici les
détails de cette petite merveille. Ce que je puis affirmer, c’est que la mort
dans les deux heures (troisième croyance très ferme) n’est encore fort heureusement
qu’une assertion sans fondement. Je connais de nombreux « mordus »
qui n’ont reçu des soins que douze ou quinze heures après l’accident et au
moins un montagnard qui, lui, n’a été traité que quarante-huit heures après.
Tous se portent fort bien. Par contre, il n’est pas douteux qu’un sujet à
résistance faible, cardiaque, congestif, anémié, etc., peut succomber dans ces
deux heures ou même avant. D’une façon générale, l’être humain, déjà moins
exposé, supporte beaucoup mieux le venin que les animaux domestiques. Un bœuf
est souvent tué raide. Les chèvres périssent toujours et nos amis les chiens,
en raison du rythme particulier de leur cœur, sont extrêmement vulnérables.
J’ai cité trois cas de chiens atteints. Ils ont été cependant sauvés tous les
trois grâce à une injection de chlorure d’or. Le plus malade, on le conçoit,
fut le mordu à la langue. Il ne put être traité qu’in extremis. Sa tête,
déformée par l’enflure, laissait pendre une langue tuméfiée, gluante, si énorme
qu’elle n’aurait pu reprendre sa place sans provoquer un étouffement immédiat.
La pauvre bête râlait, et, malgré son poids, nous l’avions portée sur 2 kilomètres.
Elle s’en tira péniblement, mais la langue conserva, à l’endroit de la morsure,
une échancrure de plusieurs centimètres.
Loin de son maître, le chien atteint est irrémédiablement
perdu et je crois ferme qu’il faut expliquer ainsi la disparition en chasse de
nombreux chiens courants.
La conclusion qui s’impose est simple. Il faut se couvrir du
risque au maximum en portant toujours sur soi, du premier printemps à l’hiver,
une trousse « à vipères ». Un jour ou l’autre, elle sauvera une vie.
Pour la commodité, quelle que soit la marque de cette trousse, je ne saurais
trop conseiller la solution Michel Legros. L’emploi du sérum doit rester
l’apanage du docteur ou du vétérinaire comme traitement de complément à la
maison.
Cette rapide étude serait incomplète si je ne signalais deux
phénomènes qui ont sans doute attiré l’attention de nombreux lecteurs. Tout
d’abord, l’étrange pouvoir de fascination que les grandes couleuvres partagent
probablement avec la vipère. Par deux fois, il m’a été donné d’observer le cas
très exactement. Dans les deux cas, « l’opérateur » était une
couleuvre zamenis et le « sujet » un oiseau, soit un rouge-gorge, et
une grive tourdre.
La couleuvre, en paquet, dardait vers sa proie une tête
visiblement contractée par un effort intense. Cette tête n’était pas immobile.
Pointée comme un fusil, elle suivait avec une précision mécanique, dans un
balancement de droite et de gauche, les sauts désespérés de l’oiseau à terre.
Peut-être ce balancement odieux, cynique même, ajoutait-il au pouvoir fascinant
des yeux. L’oiseau, ailes pendantes, plumes hérissées, sautait en effet et à
droite et à gauche. Indiscutablement attiré, il donnait l’impression d’être
tenu par un invisible lacet qu’aurait tiré à lui le zamenis ; il poussait
des cris plaintifs. Le poignant de l’affaire était précisément cette plainte de
l’être vivant qui sent se rapprocher seconde par seconde, et aussi au centimètre,
l’instant inexorable d’une mort atroce. J’ajoute que cet instant n’arriva ni
pour le rouge-gorge, ni pour la grive, car au moment psychologique ma pitié
l’emporta sur le besoin de savoir et, d’un coup de pied bien dirigé, je rendis
aux oiseaux, avec la liberté, la vie.
L’autre phénomène est connu sous le nom de « boule de
serpents ». Il s’agit d’un amalgame de reptiles plus ou moins important
puisqu’il peut varier de quelques individus à plusieurs centaines. Ces pelotes,
aux couleurs bigarrées et louches, sont très impressionnantes. On les rencontre
au printemps sur le sol ou dans quelque cavité souterraine au cours d’un
terrassement. La cause en est inconnue. On suppose qu’il s’agit d’une
attraction sexuelle, mais le fait n’est pas prouvé. Dans ces amalgames, en
effet, non seulement les deux sexes sont représentés sans aucune harmonie, mais
encore toutes les espèces et variétés sont souvent mêlées. Très
exceptionnellement, une famille nombreuse, notamment de couleuvres à colliers,
très prolifiques, se trouve ainsi réunie.
Quoi qu’il en soit, il est imprudent de dissocier ces boules
si l’on n’est pas certain d’en assurer la destruction complète, par exemple au
moyen d’un cordon de feu préalable.
On voit le danger que pourrait présenter pour les spectateurs,
si le coup était manqué, la projection instantanée dans toutes les directions
de plusieurs douzaines de vipères prises dans la masse.
Je termine enfin en citant une « utilisation »
assez curieuse et quelque peu empirique de la vipère morte. À la vérité, il
s’agit d’un très vieil usage campagnard en voie de disparition. Dans ma
jeunesse, en prospectant les fermes du voisinage à la recherche d’un poulet ou
d’une motte de beurre, je voyais souvent sur la même étagère, soigneusement
rangé entre les pots de confitures et d’alléchantes griottes à l’eau-de-vie, un
bocal important dans lequel une ou plusieurs vipères, affreusement décolorées,
flottaient le ventre en l’air. Le liquide, de l’alcool à 90, par sa couleur
jaunâtre, révélait à lui seul une vétusté des plus honorables.
L’heureux propriétaire, interrogé, me répondait
invariablement, et avec une inébranlable conviction, que c’était là de
« l’alcool de vipère », un remède inestimable contre « les
coliques ». Je n’ai jamais été tenté de faire l’expérience, même dans les
cas rebelles, j’ai un faible pour les griottes à l’eau-de-vie, mais j’avoue
que, lorsque dans ces mêmes fermes on m’en offrait avec cette généreuse
insistance qui est coutume en Dauphiné, la promiscuité du bocal aux vipères sur
les griottes m’inspirait toujours un doute.
Jean LEFRANÇOIS.
1) Voir le Chasseur Français de juillet 1949.
|