Le juge de paix de N ... a été saisi par un cultivateur
d’une demande de dommages-intérêts pour dégâts causés par des lapins provenant
d’un bois voisin. L’affaire présentait cette seule particularité que le bois en
question avait changé de propriétaire pendant la période au cours de laquelle
les dégâts avaient été causés et que la procédure avait été engagée contre le
propriétaire actuel du bois seul.
Suivant l’usage, le juge de paix commit un expert avec
mission de constater et d’évaluer les dégâts et de rechercher d’où provenaient
les lapins ayant causé le dommage. Dans son rapport, l’expert constata que les
dégâts étaient importants et en fit une évaluation ; il estima qu’ils
étaient entièrement imputables aux lapins qui trouvaient un abri dans le bois
du défendeur au procès.
Vainement ce dernier, tant au cours de l’expertise que
devant le juge de paix, avait-il soutenu que l’origine des dégâts constatés
remontait à une époque antérieure à son acquisition ; que, depuis qu’il
était devenu propriétaire du bois, il y avait pratiqué inlassablement la
destruction des lapins dont il ne restait qu’une très faible quantité dans le
bois. Ni l’expert ni le juge ne se préoccupèrent de ce moyen de défense ;
le défendeur fut condamné à payer intégralement l’indemnité arbitrée par
l’expert ; le jugement lui laissait seulement cette fiche de consolation
qu’il lui appartenait d’exercer un recours contre son vendeur s’il estimait que
la responsabilité du dommage incombait à ce dernier en totalité ou pour partie.
Ce jugement a été frappé d’appel, et nous estimons
infiniment probable qu’il sera réformé par le tribunal civil.
Si nous avons cru utile de parler ici de cette petite
affaire, c’est parce qu’il nous arrive trop souvent de constater que des
litiges de cette nature sont instruits et jugés par les juges de paix avec une
légèreté regrettable. Sans doute, les parties ont-elles la ressource de se
pourvoir par appel devant les tribunaux de première instance, et même, dans les
cas où l’appel ne serait pas recevable (ce qui est rare maintenant que les
demandes formées par les cultivateurs pour dégâts de gibier atteignent
ordinairement des chiffres impressionnants), de se pourvoir devant la Cour de
Cassation ; mais il serait néanmoins désirable de voir les juges de paix
et leurs experts se montrer plus soucieux d’appliquer les principes de droit
régissant la matière des dégâts causés par le gibier.
Nous avons souvent entendu accuser les experts en cette
matière de faire preuve de partialité et de favoriser en principe le cultivateur
qui se prétend lésé. On fait remarquer que les experts sont souvent pris parmi
les cultivateurs, qu’en tout cas ils sont ordinairement en rapports de
voisinage avec les plaignants, tandis que le propriétaire ou le locataire de la
chasse est, en général, un homme de la ville avec qui ils n’ont pas de contact
et qu’ils n’hésitent pas à charger de l’obligation de payer la réparation du
dommage. Sans méconnaître qu’il y ait quelque chose de vrai dans ces
observations, nous estimons que c’est plutôt à l’ignorance des vrais principes
de la matière qu’on doit attribuer les erreurs de jugement que nous sommes trop
souvent amenés à reconnaître.
Pour nous en tenir à l’affaire à l’occasion de laquelle nous
venons de présenter les observations ci-dessus, il est aisé de relever les
erreurs graves qui se rencontrent aussi bien dans l’expertise que dans le
jugement rendu.
La tâche de l’expert, en présence des moyens de défense
invoqués, ne devait pas se borner à constater et à évaluer le dommage subi par
le cultivateur plaignant ; elle devait encore consister à rechercher à
qui, en droit, devait incomber la responsabilité de ce dommage, et la
responsabilité, en cette matière, étant subordonnée à la constatation d’une
faute commise par la partie, l’expert devait rechercher s’il existait un
rapport de cause à effet entre les dommages qu’il constatait et une faute
qu’aurait commise le défendeur au procès, c’est-à-dire le propriétaire actuel
du bois. L’expert devait ainsi chercher à établir si les dommages qu’il
constatait n’avaient pas leur origine dans des dévastations remontant à une
date antérieure à la vente du bois ; il ne devait pas se contenter de
constater l’existence de traces de passage, de coulées de lapins provenant du
bois, il devait déterminer l’époque approximative à laquelle remontaient ces
coulées ; il devait, en outre, indiquer si, lors de l’expertise, il y
avait dans le bois des lapins en quantité anormale, si, depuis son acquisition,
le défendeur avait fait preuve de négligence dans la destruction des lapins,
toutes choses dont l’expert ne s’était pas préoccupé, non plus, d’ailleurs, que
le juge de paix. Ce dernier paraît avoir estimé qu’en laissant au défendeur la
faculté d’exercer un recours contre son vendeur il était fondé à mettre à sa
charge l’obligation de réparer les dommages ; or c’est là une véritable
monstruosité juridique. C’est à peu près comme si, dans une affaire d’accident,
on condamnait à réparer le préjudice une personne qui ne serait en rien
responsable du sinistre, avec faculté pour elle de se retourner contre la
personne réellement responsable. C’est au seul demandeur qu’il appartient de
rechercher et de poursuivre le vrai responsable ; s’il dirige mal sa
poursuite, il doit être déclaré mal fondé et débouté de sa demande.
Paul COLIN,
Avocat à la cour d’appel de Paris.
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