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Le dernier colvert

— Ah ! le s ...d, il a encore plongé ! Tire ! mais tire donc, crédié, je te la rendrai, ta cartouche !

Ainsi s’exprimait J ... par cette fin glaciale d’après-midi de décembre, enfoncé jusqu’à la ceinture dans un traître coin du fossé de mare. Fangeux jusqu’aux oreilles, son fusil inutilisable, il poursuivait ; avec une ardeur digne d’un plus heureux résultat, le seul colvert abattu dans la journée après une guigne noire qui ne l’avait pas quitté un instant.

André B ..., son meilleur copain, vrai coureur de marais comme lui, empêtré dans les « rouches » et les saules de la rive ; ne demandait pas mieux que de lui achever son canard ; mais comment tirer sur cette bête, aussitôt immergée qu’apparue, dans ce fouillis de roseaux et de « berne » où se débattait son ami.

— Là, à gauche, le vois-tu ? Il mollit cette fois... mais tire ; nom d’une pipe !

— J’ai du quatre, si près ...

— Du quatre ! Ah ! si ma pétoire n’était pas dans cet état, et mes cartouches, un coup de chevrotines que je lui collerais, et de bon cœur. Le vois-tu ? évidemment, si tu avais attendu un peu plus ...

— N’avance pas, tu vas t’enliser, sors de là, c’est de la folie.

— Non, c’est de la chasse ; « pouroux », j’aurai sa peau à celui-là ; ou il aura la mienne.

— Je le vois, n’avance plus. — Et un coup de huit, claquant sec, mit fin au drame.

J ... fit encore quelques pas et cueillit enfin son colvert, le plumage terne et mouillé, fangeux comme lui-même, et, jurant comme un diable, gagna enfin la terre ferme où B ... lui tendit une main secourable.

— Mon pauvre vieux, comme te voilà frais !

— Fait rien. Je l’ai celui-là et je peux dire qu’il est à moi. Fichtre ! je gèle. Quelle journée ! Maintenant, trêve de discours, au bateau et pousse.

Un moment après, J ... grelottait.

— Donne-moi la perche, cela m’échauffera un peu.

— La Rouile de la Chaume, on approche ; cigarette ?

— Merci, du feu avec ça, je ne parle plus de mes allumettes. Rabaine, enfin !

— Allez vieux, au pas de « gym », à la voiture et appuie sur le champignon, c’est tout ce que je demande.

Dix minutes plus tard, au petit village de L ..., J ... ; fourré dans un vieux pantalon et une chemise empesée, mais devant un feu à « battre des roues », comme nous disons en Charente, commençait à se refaire un peu, se frottant bras et jambes pour y rétablir la circulation et regardant d’un œil dur son trophée de la journée, le colvert ébouriffé et crotté, auteur de tout le drame.

— Cette fois-ci, c’est la dernière, je n’y fourre plus mes bottes dans « votre » marais ! Quelle guigne, ça, pour une guigne noire, c’en est une. Tu ne m’y verras plus, tu entends ! Si je n’en chipe pas la crève encore ! Voir mon fusil dans un pareil état et vingt cartouches de perdues, par ces temps de restrictions.

— Non, dix-neuf, la vingtième est celle de ton canard.

— Je dis vingt. Je t’en dois une.

— Oh ! celle-ci, nous en reparlerons.

— Non ! quelle guigne quand même, après tout ce que l’on a couru.

En effet, c’était l’épilogue d’une journée de déveine. Depuis le matin au petit jour, B ... et J ..., toujours heureux de barboter ensemble dans les plus mauvais coins du marais ou de courir celui-ci en bateau, s’étaient en vain gelés pendant toute une randonnée sans précédent pour ... faire un tableau !

Les Grandes Eaux, le fossé Rouchis, de fameux coins pourtant, avaient été explorés sans succès, puis l’étier de Jarlac, l’Arganne, le Jars, l’étier du Moulin Neuf, la Longe de Courcion, tout avait été passé depuis le matin.

Parvenus au terminus, c’est J ... qui avait eu l’idée de ce supplément d’itinéraire si néfaste.

— Le fossé de Mare que nous n’avons pas fait, on y va ?

— C’est loin. Avant d’être remontés au déversoir.

— Traversons, nous en ferons un bout à pied.

— Le bord est, impraticable. Allez ! je pousse.

— Bon. Je tirerai.

Et J ... avait tiré, en effet. Au bout de quelques centaines de mètres, dans un endroit impossible, complètement masqué, un joli paquet de gros était parti, quittant l’eau dans un fracas d’ailes, mais filant avec obstination sans monter, derrière une touffe de saule épaissi à arrêter un coup de canon.

— Sacré Die ! pousse ! mais pousse donc, peux pas tirer. Où as-tu appris à mener un bateau ! C’est malin, si j’avais eu cette perche ...

Quand un retardataire monta en chandelle en plein découvert, un superbe colvert, tendant le cou désespérément vers le ciel, vers le salut.

Une détonation, et le canard, ramassé en plein vol comme un paquet, tombait lourdement en bordure dans une queue de fossé marécageuse, où il disparaissait dans les roseaux.

— Aborde. Tiens bon. J’y suis. Bigre, c’est mou.

— Fais attention, c’est mauvais par là.

— Je sais, mais je ne vais tout de même pas l’y laisser. À quelques pas devant lui, J ... vit son canard se débattre, puis plonger. Un pas un peu long, ça y est, les cuissardes sont pleines et de reste, un pas sur le côté pour se rattraper et cette fois, c’est la catastrophe, la descente jusqu’à la poitrine dans une vase noire, nauséabonde et glacée, où il enfonce son fusil pour se rattraper.

Et c’est le dialogue du début que nous connaissons.

— Si j’avais mis le pied un peu plus à droite, tout allait bien, c’est cette maudite « bourriche » qui m’a trompé, elle a filé sous mon pied comme une anguille, j’ai filé avec, bien entendu, et ...

— Si ... tu as raison, avec des si tu ne serais pas mouillé et nous aurions un de ces tableaux ... Mais aujourd’hui, mon vieux, conclut André B ... en sortant, c’était un jour de guigne noire, rien ne devait manquer pour cela.

— Ouais, enfin ! mais quand tu m’y reverras dans ton marais ...

Soudain la porte se rouvre en coup de vent et B ... rentre joyeux.

— Dis donc, Léon M ... va à la cabane, le poste vient d’annoncer pour demain : vent d’Est, température en baisse à la verticale de 12 à 15 degrés.

— C’est vrai ? Alors, c’est le passage cette fois, cette nuit il y aura des canards dans tous les coins du marais, sur toutes les « longes ». Que fais-tu demain, André ?

— Alors, au point du jour, à la Fosse des Tras !

Jean RABAINE.

Le Chasseur Français N°632 Octobre 1949 Page 683