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L’aigle du sport au Galibier

À Henri Desgrange

Le ciel était d’azur. Eût-il été déchiré par les orages, qu’avec la même sérénité j’eusse accompli le pèlerinage qu’à l’heure dite je m’étais assigné : aller au col du Galibier, rendre hommage à Henri Desgrange.

Rien non plus ne m’eût empêché d’accomplir cet acte de foi à bicyclette. Par conviction d’abord. Pour lui ensuite.

En plein ciel, par-dessus les routes, voire au delà des monts, il ne sied pas d’aller saluer un aigle avec des manchettes et un col empesé.

Car Henri Desgrange fut un aigle, et il est à regretter que le monument, destiné à perpétuer son souvenir, n’ait pas été durement marqué par l’empreinte faciale de cet homme extraordinaire. La pierre qu’on a monté en courte et lourde pyramide, avec une seule allégorie : la carte de France, apparaît fragile et déraisonnable. Fragile, parce que taillée par un ciseau trop classique dans une pierre trop tendre. Déraisonnable, parce qu’elle est l’art conventionnel planté comme une cheminée là où il n’existe que des formes de la nature, sans patine humaine.

Henri Desgrange devait apparaître, aux 2.500 mètres du Galibier, dans la silhouette du Clemenceau des Champs-Élysées ; mais avec ses rides, ses cheveux au vent, ses larges épaules comme heurtant un illusoire obstacle, ses jambes solidement arc-boutées, ses bras ballants comme prêts à amorcer une course à pied ou une marche et ses mains avides de se saisir d’un guidon de bicyclette ou d’un stylo ...

Quoi qu’il en soit, il est au Galibier, face à la vieille route du col, que le temps effrite, celle au pied de laquelle les plus grands champions retournaient leur roue. Sa place ne prête à aucune discussion.

À la gloire
de
HENRI DESGRANGE
1865-1940

Ancien Directeur du journal L’Auto
Créateur du Tour de France Cycliste

Telle est la phrase que des lettres, en relief, révèlent. Certes, on ne pouvait écrire plus, faute de place, faute de temps ...

En créant le Tour de France Cycliste, Henri Desgrange a ouvert la route à des millions de cyclistes qui l’ignoraient. Il leur a ouvert par l’exemple de ses coureurs la grand’route ; celle qui dépasse le village voisin et la ville encore proche. Il leur a ouvert les cols de montagne et la montagne elle-même.

« Où mes coureurs passent, tous les cyclistes viendront », a-t-il déclaré souvent.

Constatons que ce fut, que c’est, et que ce sera vrai.

C’est pourquoi l’immensité cycliste, qu’elle soit sportive, touriste, utilitaire, commerciale, industrielle, lui doit hommage, souvenir, reconnaissance.

En dirigeant le journal L’Auto, Henri Desgrange allait à des fins commerciales.

Quel est celui qui, dans la vie, en poursuit d’autres lorsqu’il est à la tête d’une affaire ?

En plaçant le Tour de France dans le patrimoine de sa maison, il n’a fait qu’installer celle-ci à un tel rang qu’aujourd’hui ceux à qui reviennent l’honneur et la charge de la mener, par succession ou autrement, s’aperçoivent que cette course colossale en est la raison d’être. Ils craignent, parfois, que ce Tour, devenu presque richesse nationale, n’en arrive à être un bien public, tant les conséquences que son organisation a fait naître, en 1949, ont atteint à des limites insoupçonnables.

Henri Desgrange, créateur du Tour de France, a droit à notre admiration. Mais ce Desgrange « père du Tour » éclipse, par trop, l’autre Desgrange, moins connu, par exemple :

— Celui qui fut, le 11 mai 1893, premier recordman du monde de l’heure à bicyclette sans entraîneur, avec 35km,325, à Buffalo.

— Celui qui écrivit ce livre admirable La Tête et les Jambes, et dont la plume s’enflamma sur bien d’autres textes où l’érudit s’épanouissait.

— Celui qui, après avoir été un recordman et un champion cycliste incontesté, était devenu un farouche pratiquant de la course à pied.

— Celui qui, par-dessus tout, était un adepte et un propagandiste de la culture physique quotidienne, aussi indispensable, selon lui, que le manger, le boire et le dormir.

— Celui qui, tout en dirigeant le plus grand journal sportif, tout en le vendant, livrait à ses lecteurs autre chose que de la ligne au kilomètre, et réservait des colonnes à l’enfance, à la jeunesse, à l’éducation physique et morale, à la culture généralisée, à l’hygiène, au sport pour le sport.

— Celui qui, le premier de tous, créa le brevet sportif ! Eh oui ! Le brevet sportif de L’Auto, qui consistait à courir 7 kilomètres à pied, à marcher 40 kilomètres, à nager 200 mètres, à cycler durant 50 kilomètres. Et Henri Desgrange, pour prouver que c’était bien, commença par le passer lui-même. J’en étais, comme je fus de l’Omnium, sorte de brevet de second degré qu’il compléta des quatre sauts, du grimper à la corde, du lancer du poids, en portant le test de natation à 300 mètres ...

— Celui qui entra en lutte contre les pieds sales, en publiant, le lundi, les noms des sportifs que ses rédacteurs avaient remarqués, le dimanche, grâce à leurs extrémités douteuses ...

— Celui du cross-country de L’Auto, qu’il courait, comme il courait le Championnat de la Presse sportive.

Henri Desgrange était un chef et on ne l’appelait que le patron ... Il commandait et voyait tout. Jamais de choses faites à demi ou oubliées. Tout, tout ce qui n’était pas résolu automatiquement entraînait une fiche « me voir ».

Il écrivait mille fois « me voir » par jour. Et on le voyait toujours ... En deux secondes, l’affaire, grande ou petite, prenait le chemin de la solution.

Sous l’aspect de l’administrateur prodigieux que fut Napoléon, il s’enthousiasmait en souvenir de l’Empereur.

Aux dernières étapes de sa vie, il courait encore à pied, avec son fidèle Cazalis, dans les bois de Saint-Cloud.

Je l’y rencontrai souvent, et c’est là que je pris avec lui mes derniers contacts.

C’est là qu’il vint, alors qu’à mes groupes de cyclistes j’inculquais, à l’entraînement, les principes de la culture physique, m’apporter le poids de sa présence. Mais ce qu’il avait à me dire en particulier, il me l’expliquait après m’avoir invité à trotter à ses côtés ...

J’en ai passé beaucoup sur Henri Desgrange, mort en 1940, étant encore recordman du monde à tricycle des 100 kilomètres sur piste, avec entraîneurs humains, dans le temps de 2h. 41’ 58’’ 1/5. À tricycle, ai-je écrit ; record établi le 25 août 1895 au Vélodrome Mondésir, à Bordeaux.

Henri Desgrange eût travaillé le torse nu, en son bureau, si les lois de la civilisation ne l’en avaient point empêché, tant son goût était d’adoucir, par l’implantation naturelle du sport, les stigmates de cette civilisation.

Son œuvre a été magistrale. Elle fut un triomphe sur la veulerie du corps et d’esprit.

Ce lutteur était cependant un timide, mais un timide qui voulait ... et qui ne cédait pas aux difficultés.

Il lutta jusqu’au bout. Bâti pour durer cent ans, il succomba cependant à soixante-quinze ans d’un traître mal, imputable à la guerre, en 1940.

Invaincu cependant, car jusqu’à son dernier souffle son corps ni son cerveau n’ont été entamés.

À quelques jours de sa mort, alors qu’il ne pouvait plus aller que de sa couche à sa fenêtre, il parcourait cet espace, chronomètre en main, essayant, tentant, espérant encore gagner du temps sur la veille ...

Il disputa à la mort des quarts de seconde sur quelques mètres ...

L’Aigle du Sport tomba sans avoir replié les ailes.

René CHESAL.

Le Chasseur Français N°632 Octobre 1949 Page 692