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La fin d’un pionnier

Good bye, Mr Spitzer !

À une époque où l’athlétisme français occupe pour la première fois de son histoire un des premiers rangs d’Europe et trouve enfin sa maturité après une longue période de variations, d’échecs et de tâtonnements, disparaît l’homme qui depuis un demi-siècle a le mieux œuvré pour ce couronnement. Mon vieux maître Alfred Spitzer vient de connaître une fin particulièrement tragique, puisqu’il est mort, ignoré et solitaire, après deux tentatives de suicide, à l’hôpital d’Antibes. Les journaux spécialisés ont annoncé l’événement en cinq lignes et ont brodé autour de cette mort une absurde légende de famine, de misère et de désespoir.

Il ne s’est trouvé aucune rubrique pour donner une version exacte de cette mort et des circonstances — matérielles et psychologiques — qui l’ont précédée. Non, Alfred Spitzer n’est pas mort de faim ni d’angoisse du lendemain. La Direction générale des sports, sur l’initiative personnelle de M. Gaston Roux, avait assuré au vieil entraîneur une retraite confortable. Elle avait fait pour Spitzer un effort considérable. Son cas n’avait jamais été envisagé sous l’angle administratif, mais toujours sous l’angle humanitaire. Mais Spitzer, qui avait été interné par les Italiens pendant l’occupation, n’avait jamais retrouvé la santé et l’équilibre nerveux. Il était resté à Antibes, inactif, oisif, et c’est cette inactivité forcée qui a pesé d’un poids douloureux sur ses dernières années.

La vocation d’Alfred Spitzer était née à ces lointaines Olympiades de 1900, qui se déroulèrent à Paris, sur la piste de gazon tendre de la Croix-Catelan, et qui avaient attiré — chiffre fabuleux pour l’époque — 1.600 spectateurs.

Rien ne prédisposait alors ce sportsman de vingt-cinq ans à son extraordinaire carrière. Il avait deux passions : les courses cyclistes et les courses de chevaux. Il pratiquait lui-même ces deux sports, et c’est dans leur pratique qu’il acquit ce sens de l’entraînement quotidien, ces remèdes de sorcier et ce coup d’œil infaillible qui devait faire de lui le meilleur « maquignon » et le plus perspicace découvreur de champions que nous ayons jamais connu. Il avait formé vingt-cinq champions de France et internationaux, et parmi les plus fameux : Baraton, Feger, Jackson, Pouzieux le dernier en date. Mais il excellait surtout à découvrir chez un adolescent les signes et les traits qui le prédestinaient à telle ou telle spécialité. Il a été l’inventeur de l’« orientation sportive ».

Sa manière, ses tics, ses boutades étaient célèbres. Mis en présence d’un aspirant champion, il le faisait déshabiller, unir les pieds, ouvrir les genoux. Il grattait quelques instants sa barbe blanche. Et là tombait un verdict définitif, la plupart du temps ahurissant pour l’intéressé. « Vous perdez votre temps à faire du sprint. Essayez-vous au trois mille steeple. » Ou encore : « Ne restez pas dans l’athlétisme. Vous n’y jouerez jamais que les utilités. Faites de la lutte, ou du cyclisme. » Mais, le plus souvent, c’était le redoutable et narquois : « Eh ! eh ! êtes-vous patient ? — Oui, répondait l’amateur interloqué. — Alors, croyez-moi, allez à la pêche à la ligne. C’est le seul sport où vous ayez votre chance. »

Mais, sous ses dehors bourrus, Spitzer cachait une inépuisable générosité.

Il a dépensé sa fortune entière pour son même club, le Métropolitain.

Il était également notre meilleur critique d’athlétisme, un pamphlétaire incisif, un chroniqueur à la verve intarissable.

Il était enfin — et c’est à cette activité qu’il s’était consacré depuis dix ans — le premier bâtisseur de stades de France. Il avait des secrets, des amalgames connus de lui seul, et qui faisaient toujours sa piste la plus rapide, son sautoir le plus efficace.

Pendant cinquante ans, il a donné à l’athlétisme français le meilleur de son temps, de ses rêves et de ses efforts. À une époque où on ignorait les donations, les subventions, l’aide de l’État ou des municipalités, il s’est ruiné pour que vive le sport de sa préférence dans le club de son choix.

L’épanouissement que connaît actuellement notre athlétisme est dû à lui et à quelques autres qui ont obstinément montré la voie.

Tout ceci méritait autre chose que ces brèves annonces nécrologiques. Pour nous, qui avons été ses élèves, nous n’oublierons jamais ce que lui doit le sport français et la manne de gloire et de succès athlétiques dont nous lui sommes tous redevables.

Gilbert PROUTEAU.

Le Chasseur Français N°632 Octobre 1949 Page 694