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Chronique financière

Quelques illusions …

La plupart des sociétés ont publié leurs résultats pour l’exercice 1948. Dans l’ensemble, ils paraissent satisfaisants, tout au moins par rapport aux immédiates années précédentes. Et ils le paraissent d’autant plus que la plupart des dirigeants responsables s’en montrent ravis et semblent croire que ces chiffres soudain gonflés sont la preuve que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Optimisme quelque peu exagéré et qui ne restera pas longtemps sans être habilement exploité par les agitateurs professionnels. Or qu’en est-il exactement ?

Les statistiques nous apprennent que le volume de la production française a été, en 1948, de 110 par rapport à la production de 1938, 100, laquelle, ne l’oublions pas, fut plutôt médiocre. D’autre part, les prix industriels se cristallisant à un peu plus de 21 par rapport à cette même année témoin, il en ressort que les bénéfices nets devraient être au moins vingt-trois fois plus élevés qu’avant guerre, et les dividendes aussi. Et ceci simplement pour se retrouver avec les médiocres résultats d’une année peu brillante. Nous demandons à connaître celles des distributions de dividendes de vingt-trois fois supérieures à celles de 1938. Ou, si l’on préfère calculer autrement, en or par exemple, les distributions de deux cent cinquante fois celles d’avant 1914. Les impôts sont sans doute à cet indice, et même largement, le coût de la main-d’œuvre probablement aussi, mais que les distributions aux actionnaires le soient aussi, cela nous étonnerait fort. Quant aux obligataires et porteurs de valeurs à revenus fixes dont les économies ont été bien souvent la contrepartie des machines ou des installations industrielles sur lesquelles tout le monde a maintenant des droits de propriété, sauf ceux qui les ont payées, c’est plutôt une division par vingt-trois qu’il faudrait poser pour se rapprocher de la réalité. Mais l’on parle toujours de protéger l’épargne !

Si les charges d’exploitation sont au moins à cet indice 1938 x 23, il est d’autres charges qui n’en sont probablement pas bien loin non plus : les amortissements et le renouvellement des machines, des installations par exemple — ce qu’on semble perdre quelque peu de vue. Et ceci d’autant plus dangereusement que, depuis une dizaine d’années, les événements combinés avec la fiscalité les ont rendus pratiquement impossibles et qu’il y a de ce fait un grand retard à rattraper.

Or, simple question, combien en est-il de ces bilans 1948 si satisfaisants qui laissent ressortir les annuités nécessaires à la survie de l’entreprise, même les actionnaires étant réduits à la portion congrue ? Combien d’affaires pourront assurer ce renouvellement indispensable sans être obligées de faire appel à des capitaux frais, les réserves et les résultats bénéficiaires étant insuffisants ?

Et, au fait, qui fournirait ces capitaux indispensables ? Autre problème important qu’on escamote présentement, mais qu’on sera bien obligé d’aborder de face un jour. Des braves bougres de prêteurs de capitaux qu’on appelle obligataires (ou petits rentiers au choix), cette espèce sera probablement devenue aussi rare et aussi mythique que l’est présentement le constructeur de maisons à loyers, et cela pour les mêmes raisons de démagogie. Quant aux actionnaires anciens, ils jugeront que c’est probablement suffisant comme ça, et qu’en fait leur argent leur rapporte presque autant en ne leur rapportant rien, mais en étant mis à l’abri sous une forme quelconque. Les dernières augmentations de capital tentées sur le marché en ont été une première démonstration.

Pour ce qui est des affaires plus ou moins étatisées, il y aura toujours la ressource de se retourner sur l’usager que l’on priera gentiment de prendre la place de l’actionnaire et de l’obligataire évanouis, ceci par une majoration quelconque des tarifs de consommation. Les réformes, c’est un peu comme le boomerang, qui revient souvent sur le nez de celui qui le lance. Mais pour les autres affaires, celles qui ne peuvent faire « profiter » l’usager ou le contribuable de leur gestion éclairée ? Si la tendance psychologique ne se retourne pas, la situation de dirigeant de société ne sera vraiment pas facile dans quelques années.

L’Afrique est financièrement, et industriellement plus encore, très à la mode. Nos lecteurs connaissent notre opinion à ce sujet et n’ignorent pas que nous considérons notre expansion vers l’Afrique comme notre principale et peut-être même notre seule planche de salut. Malgré les louables intentions — en paroles tout au moins — de collaboration ou de fraternité internationales, le monde semble aller vers un nationalisme économique de plus en plus virulent. Et qui ne le sera pas moins s’il englobe dans une même entité économique plusieurs nations politiquement indépendantes — au contraire.

Et la lutte économique de demain sera d’autant plus brutale et féroce que l’industrialisation des pays arriérés producteurs de matières premières se poursuit à un rythme accéléré. Et que des nouveaux venus auront des prix de revient insoutenables du fait de conditions de vie liées à des permanences de climat que nous ignorerons toujours. La dispute plus que centenaire du capital et du travail en Europe risque bien d’être réglée et pour toujours par l’Asiatique, qui possède et la main-d’œuvre plus que bon marché, et la plupart des grandes matières premières.

Aux Indes, les constructions d’aciéries se développent à toute allure, et d’ici peu ce continent non seulement pourra se passer des importations étrangères, mais encore pourra exporter à prix imbattables. N’oublions pas que, pas mal d’années avant guerre déjà, les rails du Bengale éliminaient partout où ils étaient présentés la production belge, qui était pourtant la moins chère et de loin d’Europe et d’Amérique. Pour les machines-outils, quinze usines importantes et une cinquantaine de moyennes sont déjà en activité, et l’on monte une nouvelle affaire géante capable de sortir d’ici peu pour cinq ou six milliards de francs de machines par an. Mêmes progrès pour la construction des locomotives, la construction navale, etc.

Au Japon, surproduction de machines-outils avec un potentiel de vingt-cinq mille par an et un stock de surplus de plus de cent mille. La concurrence à bas prix de ce pays recommence à se faire sentir dans l’horlogerie, les machines à coudre, les aiguilles, l’optique, etc., ainsi que dans la construction navale, où des spécialistes comme les Norvégiens ou les Danois trouvent plus avantageux d’acheter en Asie que de construire.

Même évolution en Argentine, au Chili, au Brésil, où l’industrialisation croissante se combine avec un renforcement de l’autarcie rendant les exportations européennes de plus en plus difficiles.

Partout la vieille Europe recule. Pauvreté en matières premières, prix de revient trop élevés par suite des niveaux de vie très supérieurs des Européens, impôts trop lourds, tout condamne les nations européennes à vivre de plus en plus en système clos. C’est pourquoi l’Afrique est notre meilleure chance. Et c’est pourquoi ce compartiment financier est plus que jamais à suivre.

Marcel LAMBERT.

Le Chasseur Français N°632 Octobre 1949 Page 709