Dans cette demi-obscurité, le visage illuminé par le reflet
des courtes flammes qui grignotent le bois de chêne, Grand Sympathique
ressemble à quelque gigantesque divinité accomplissant un rite sacré. Pour lui,
c’en est un. Il ne céderait sa place à personne. La broche, avec son petit
grincement régulier, tourne, tourne, présentant successivement au supplice du
feu le chapelet de victimes. Elles sont là bardées de lard et ficelées, les
pauvres bêtes. Au centre, six beaux cha-chas encadrés de huit siffleuses fort
grasses ; puis, par ordre de grosseur décroissante ; deux douzaines
de petits pieds : gros, moyens et minuscules. Et la broche, inlassable,
tourne, tourne. Grand Sympathique range une braise, ajoute deux morceaux de
bois, déplace les tranches de pain sur lesquelles, goutte à goutte, en purée
brune, s’étale l’intérieur des bestioles. Tout cela sent terriblement bon ! ...
Inutile de vous dire que je ne me fais guère prier
pour prendre place à la grande table. En passant dans la cuisine, j’avais humé
le parfum des truffes — promesse d’une brouillade onctueuse, — et mon
œil indiscret surprit une daurade rissolant sur un lit de fenouil.
« À table, à table, vite », clame Grand
Sympathique en achevant son chef-d’œuvre gastronomique. Un fin rouleau de lard
fixé à l’extrémité d’une tige de fer est enflammé. Lentement, avec dévotion,
notre cuisinier laisse tomber quelques gouttes grésillantes sur les oiseaux
dorés à point pour assouplir la chair.
Quand on savoure un mets parfaitement réussi, on parle peu. Respectons
ces silences. Certes, en poids et en taille, Grand Sympathique m’écrase, mais, lorsqu’une
mauvis imprégnée de genièvre glisse en mon assiette je me défends. Je me
défends d’autant mieux que le « planteur de dents » vient de me
blinder les mâchoires. Profitons-en. Un Châteauneuf-du-Pape, bien choisi,
chambré au degré voulu, me fait sombrer dans la plus douce euphorie. J’oublie
l’heure, les soucis, les tracas journaliers. J’oublie même que la Société
protectrice des oiseaux m’a décerné un beau diplôme, et je dévore à belles
dents : pinsons, bruants, pives qu’un triste destin à réunis sur cette
table. Pauvres oisillons, rarement je vous avais autant aimés ! ...
Le Grand Sympathique m’explique qu’il a dû acheter les
petits pieds à un professionnel de la localité qui, chaque jour favorable, en
tue trente, quarante et parfois davantage. N’allait-il pas lui-même, avant
guerre, accompagné d’un ami, « faire le poste » dans une localité du
Var ? Presque toujours la centaine était dépassée ...
... Si, par une belle et fraîche matinée dominicale
d’automne, vous parcourez la banlieue marseillaise ou la campagne provençale,
vous serez surpris de la vive fusillade qui crépite jusqu’aux abords des
villages. Un peu partout vous trouverez, maçonné ou simple abri de branches, le
« poste » cher aux Provençaux. Ici, c’est une couronne de grands pins
d’où émergent les branches sèches des « cimeaux ». Plus loin, un
vieil amandier au milieu d’un champ, un saule à la lisière des prairies ou
quelques buissons élevés qui sont le lieu de massacre de toute la gent ailée
migratrice.
Attirés par l’appel de leurs congénères en cage, pinsons,
linots, bruants, pives et pivetons, mésanges, rouges-gorges viennent se poser
sur les branches, puis, pauvres feuilles mortes fauchées par la cendrée,
tombent sur le sol ratissé. L’arrêté préfectoral autorise, d’octobre à
décembre, le tir de quelques espèces bien précises, mais, en pratique, tout ce
qui vole devient pinson ou bruant. Les jours de passage, la matinée est hachée
de coups de feu. Par douzaines se comptent les victimes. Multipliez par
plusieurs centaines de postes qu’abrite la région provençale, et vous serez
effrayés par la masse de petits oiseaux détruits. Heureusement cette
« chasse » demeure méridionale, et, à quelque cinquante kilomètres au
nord, dans la haute Provence, bien rares sont les porteurs de permis tirant les
« petits pieds ».
Bien des fois je me suis demandé pourquoi le
« poste » aux oisillons avait tant d’amateurs. Des raisons, j’en ai
trouvé que je vous livre pour ce qu’elles valent, mais il y en a sûrement
d’autres qui m’échappent.
Le Méridional naît chasseur. Il faut que la poudre parle. À
défaut de lièvres, lapins et perdreaux, il jette son plomb sur tout ce qui
porte des plumes.
L’absence de vrai gibier à proximité des centres urbains
paraît une cause valable. Cependant de vrais chasseurs, habiles tireurs, ayant
de grandes facilités pour tuer lapins, perdreaux et palmés, consacrent quelques
matinées à « faire la brochette ». Est-ce gourmandise ou habitude ?
Le prix prohibitif des actions de chasse dans les réserves
giboyeuses éloigne un grand nombre de porteurs de permis qui seraient, j’en
suis convaincu, fort heureux de pouvoir chaque dimanche tirer poil ou plume. Ce
plaisir leur est refusé ; alors, cages au dos, ils partent vers le poste
tout proche.
Puisque l’État demande une somme rondelette pour les permis
de chasse et qu’il retire, d’autre part, de gros bénéfices de la vente des
poudres, il serait logique, en retour, qu’il fît quelque chose pour les
chasseurs citadins. Ne pourrait-il organiser à proximité des villes des
réserves gratuites ou à la portée des bourses modestes ? Évidemment, le
lapin serait le fond de ces chasses. Les fédérations départementales devraient,
à mon avis, consacrer une partie des ristournes à ces créations.
Dès que quelque chose de solide sera constitué, on pourra
demander à gardes et gendarmes de se montrer impitoyables pour les destructeurs
de mésanges, rouges-gorges et tous les passereaux à bec fin si utiles à
l’agriculture, ornement des bois et des haies.
A. ROCHE.
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