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À l’affût

J’ai lu récemment, dans « Wallace Peach », une très étonnante recette de pêche à l’affût :

« Il faut gagner sans bruit le bord de la rivière et creuser un trou dans l’eau, pas trop loin du bord. Ensuite on se cache à portée dans les buissons, muni d’une épuisette, et l’on imite le cri du ver de terre. Et à mesure que les poissons sortent du trou ... »

Heureux les pêcheurs auxquels la vie réserve de ces émotions fortes ! Pour moi, l’affût se résume en pas mal de nuits à -20°, dans l’attente du renard, sous le vent et la neige, et quelques expériences mouvementées au sanglier.

C’est en 1915, au sud de l’Argonne, que j’ai passé à l’affût ma plus mauvaise nuit. Mon escadrille se dissimulait en bordure de forêt, et chaque nuit les sangliers, rabattus du fond des Ardennes belges, se livraient tout autour de nous à des fantaisies variées, telles que creuser des ornières sur le terrain, où nos avions antédiluviens roulaient sur de forts pneus de vélos, ou encore effondrer des piles de bidons d’essence vides et se prendre les pieds dans les cordes de nos tentes. Aussi ma proposition de passer une nuit à l’affût fut-elle bien accueillie — à condition toutefois de m’exiler à distance respectueuse et de ne pas tirer dans la direction des hangars.

Muni d’un 12 à chiens, d’une vingtaine de cartouches chargées avec de la poudre de Mauser et des chevrotines coulées à l’atelier, et suivi d’un compagnon pareillement équipé, je m’en fus, jusqu’à la ferme voisine, annoncer la bonne nouvelle : cette nuit, nous allions exterminer les sangliers. On nous reçut à bras ouverts. Le fermier était en effet engagé avec ces sales bêtes en un grand match de patience et d’obstination. Tous les jours il enfouissait dans son champ des pommes de terre de semence et toutes les nuits les sangliers les déterraient jusqu’à la dernière, retournant méthodiquement le terrain à coups de groin. Au matin, on eût cru qu’un bataillon de charrues s’en était donné à cœur joie.

Notre plan était simple : l’après-midi précisément, ce champ maudit avait été à nouveau ensemencé. Nos ennemis ne pouvaient manquer de venir cette nuit même, et nous allions leur donner une leçon de nature à les dégoûter à tout jamais du vagabondage nocturne. Le champ n’était pas grand, carré, bordé de toutes parts par une haie épaisse. On y entrait par une porte, à moins que l’on ne profitât des nombreux passages faits par les bêtes noires. Au début, le fermier bouclait la barrière, maintenant il préférait la laisser ouverte, pour n’avoir pas à la réparer chaque matin.

Un beau champ de tir, bien dégagé, cette pièce de terre de 100 mètres de côté environ, qui s’étalait toute blanche au clair de lune. Tout sanglier la traversant ne pouvait manquer d’y faire tache comme une mouche dans du lait. Quant à le manquer, il n’en était pas question. Notre seule peur était d’être vus. Après force discussions, nous nous mîmes d’accord pour nous adosser à la haie, juste en face de l’entrée, afin de nous confondre avec les buissons et de pouvoir surprendre à bout portant notre gibier. Nous étions jeunes ...

Vers 9 heures, nous étions en place, assis côte à côte sur un petit ressaut de terre, tenant le champ sous notre feu. La lune était pleine, et l’on eût compté les brins d’herbes à cent pas. À 10 heures, nous étions toujours là, à 11 heures également. J’avais, je l’avoue, quelque peu dormi. Il me sembla, en regardant devant moi, qu’à ma gauche les ombres de la haie étaient plus longues et la lune plus basse dans le ciel. À minuit, je dormais à poings fermés, quand mon compagnon me secoua. Il n’y avait plus qu’un petit bout de lune au-dessus des buissons, qui d’ailleurs disparut en moins d’une minute, nous laissant dans l’obscurité la plus absolue. Littéralement, on ne voyait pas sa main à bout de bras.

— Il faut rentrer, nous ne ferons plus rien de bon.

— Penses-tu, pour nous faire moquer de nous par toute la bande ! Autant attendre le jour ici.

— Mais si les sangliers viennent ?

— Et si, en partant, nous les rencontrons dans le chemin creux ?

Tout à coup mon ami me saisit le bras. Sur la brèche d’entrée de la haie, encore bien visible sur le ciel clair, une forme noire venait de passer, vite disparue.

— Un sanglier !

— Il y en a encore !

En effet, par deux, par trois, des gros et des petits, toute une troupe venait de défiler en ombres chinoises. Au bout d’un moment, un concert de reniflements et de grognements nous apprit que nous n’avions pas rêvé et que les patates que nous nous étions engagés à protéger par le fer et par le feu passaient un mauvais quart d’heure. L’avouerai-je ? Nous fîmes retraite sans nous consulter, jusqu’au moment où, à force de reculer à plat ventre, les pieds les premiers, il ne nous fut plus possible de progresser. Tout espoir de nous sauver à travers la haie était perdu, malgré nos essais héroïques pour refouler avec nos ... reins des branches enchevêtrées garnies d’épines d’un pouce de long.

— Tu fais trop de bruit, tu vas les attirer.

— Je fais bien comme je peux !

En nous faisant aussi petits que possible, nous étions entrés dans cette maudite haie jusqu’aux épaules et nous attendions, nos fusils devant nous, sans autre désir que de voir arriver l’aurore. Des sangliers, il y en avait bien une douzaine, à en juger par leur vacarme, mais peu nous importait vraiment. Tout ce que nous leur demandions, c’était de nous traiter par le plus profond mépris. À voix basse, j’émis l’avis de tirer un coup de feu ou deux, mais si cela les mettait en fureur ?

— On dit qu’ils craignent l’odeur du tabac, je vais bourrer une pipe.

— Et s’ils chargent dans la direction de la fumée ? Pas de blague !

En attendant, toute la bande faisait bombance, au milieu du champ, parfaitement invisible, mais grognant de joie et claquant des mâchoires. Un moment, le bruit se rapprocha, une bête énorme vint de notre côté et s’arrêta à trois pas. Peut-être le sanglier nous voyait-il, dans le noir, en tout cas il jugea sans doute que, malgré ses soies rudes et son cuir épais, il n’arriverait jamais à s’enfoncer aussi vite que nous dans les épines et s’en fut plus loin.

Dans le lointain, un coq chanta, l’aube grise commençait à pâlir. En silence, un par un, les sangliers repassèrent par la coupure de la haie. J’en comptai quatorze. Le jour, en se levant, nous montra dans le champ tout un nouveau système de tranchées, larges sillons creusés à coups de hures, où ne restaient que quelques débris de pommes de terre. Nous allions avoir beau jeu pour expliquer ça au fermier.

— Tu n’es pas beau à voir, sais-tu, après ta nuit dans la haie.

— Et toi, crois-tu que tu as l’air triomphant ? Le plus discrètement du monde, il fallut regagner la terrain et la tente où nous habitions. Là, devant la porte, un gros ragot était couché, perdant son sang par un trou en plein épaule. Mon ordonnance qui commençait à s’occuper du déjeuner nous renseigna :

— C’est le cuisinier qui l’a tiré. Il dit comme ça que ce n’est pas la peine d’aller faire les ... ânes toute la nuit pour rien, qu’ils viennent chaque soir manger les épluchures à deux pas, dans le tas aux ordures. Il lui a collé un coup de fusil Gras et pas manqué.

Je me souvins, en effet, vers les minuit, avoir entendu une vague détonation.

— Et vous, patron, combien en avez-vous ? Faut-il envoyer la camionnette ?

Une bordée d’injures fut tout ce que récolta le brave garçon, qui riait sous cape. Notre affût n’avait été qu’un long cauchemar, une frousse qui avait duré six heures d’horloge, avec à chaque instant l’appréhension d’une attaque à plein galop. Non, nous n’étions pas brillants, tout cela n’était qu’un mauvais rêve ... Rangeant mon fusil dans un coin, je me laissai lourdement tomber sur un banc, pour sauter en l’air en hurlant, l’instant d’après. Si les sangliers n’étaient qu’un rêve, les épines, elles, étaient parfaitement authentiques.

Une heure après, quand la patrouille de chasse passa en décollant au-dessus du champ carré, je poussai quelques imprécations bien senties en me tortillant sur le coussin de mon siège. Mais je pensais déjà à la nuit prochaine, au phare d’auto que j’emporterais, avec une batterie d’accus, et à ma revanche certaine. On est chasseur ou on ne l’est pas ! ...

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°633 Novembre 1949 Page 726