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Expertise de chasse

Qu’ils étaient gourmands, ces petits lapins provençaux ... Il fallait les voir, au clair de lune, descendre de leurs bois pour venir tondre quelques brins de sainfoin ou de seigle dans les champs qui bordaient la colline.

Et ce fût là l’objet d’un litige entre deux voisins. Nous étions conviés par le propriétaire de la chasse à passer cette journée printanière à travers thym et chênes verts pour assister, en présence de M. l’expert, des représentants de la société de chasse et des témoins, à l’évaluation des dégâts commis par ces damnés petits lapins.

Nous partîmes de Marseille par une belle matinée de mai. Tous ces jolis villages de Provence furent traversés sans incident. Il y eut bien quelques troupeaux de moutons s’étirant sur le bord de la route, quelques longues charrettes allant aux champs, et nous arrivâmes à Jouques. Quelques kilomètres nous séparaient à peine de la ferme, la Grande Séouve, où nous avions le rendez-vous de chasse. Imaginez-vous une grande bâtisse dressée au milieu d’un immense plateau entre champs et bois, et tout autour chiens, poules, canards et dindons vous accueillant avec des cris de joie.

Maintenant, je vais vous présenter les maîtres de la ferme, M. et Mme Auguste ou, plus intimement, Gu et Marie-Thé. Lui, un beau gaillard de quarante ans, au verbe haut, au teint basané, au cœur généreux ; elle, plus fluette, au visage à peine bruni et d’une activité débordante. Leur demeure, une vaste cuisine toute claire, peuplée de chats roux, avec, au fond, une immense cheminée provençale.

J’évoque en passant les joyeux repas d’ouverture et de fermeture de chasse que nous fîmes. Or nous arrivâmes sur le coup de midi, Rousset, Manzon, Latière et moi. Le temps de faire grincer la poulie de la citerne pour tirer un seau d’eau fraîche, et le pastis était servi sur la terrasse jonchée de pétales de fleurs d’acacias. Devant nous, un gros chêne bordant le chemin desservant la ferme et, plus loin, les collines recouvertes de pins et de chênes verts.

Aussitôt après, Marie-Thé alluma dans la cheminée un feu de sarments pour faire griller les côtelettes, Latière éplucha les pommes de terre, Roussel prépara les hors-d’œuvre, Lanfranchi dressa le couvert, cependant que Gu songeait à l’expertise de l’après-midi et que Manzon rêvait, assis dans le fauteuil du maître.

Le repas fut bruyant et arrosé d’un bon vin rouge du cru. Un excellent verre de marc le termina.

Nous étions pressés, car le rendez-vous avait lieu sitôt après à la ferme voisine, à demi abandonnée, dénommée la Neuve. Arrivèrent d’abord les représentants de la société de chasse de Jouques, les témoins cités par le propriétaire attaqué et, peu de temps après, M. l’expert en culottes de cheval et bottes vernies. Tout cet ensemble s’achemina vers les lieux litigieux. Assis au pied d’un robuste amandier, les adversaires attendaient. D’une voix forte le président de la chasse rassembla tout le monde, et l’expertise commença. Mon Dieu, quel brouhaha ...

Mais permettez tout d’abord que je vous présente le plaignant : une figure de renard avec ses poils roux, coiffé d’une casquette ayant laissé sa teinte aux intempéries, vêtu d’un chandail couleur de terre, d’un pantalon couleur de poussière, serré par une ceinture de flanelle couleur de cendre. Un personnage roublard, vieux braconnier, coupant du bois sur les terres des voisins et s’appropriant celles abandonnées. Un vieux renard au regard perçant sous des sourcils broussailleux et fauves. Donc l’expertise commença.

Tout d’abord un champ de « pesottes » près du bois, bordé d’arbustes et de broussailles. M. l’expert ouvrit sa serviette, son cahier, et ajusta ses lunettes. Sur la terre rouge, encore fraîche de la dernière pluie, à peine quelques petites plantes chétives teintaient d’un vert sombre l’étendue du champ. M. l’expert hocha la tête, écouta les véhémentes explications du plaignant, prit des notes et me dit tout bas à l’oreille :

« Mais où sont les traces de lapins, pas un « gratté », pas un « pétoullier ». » En effet, pas le moindre vestige de petites boules rondes et marron que les chasseurs écrasent quelquefois sous leurs doigts pour constater leur état de sécheresse ou de fraîcheur.

« Pourtant, mossiou l’arbitre, j’ai sémina, j’ai lou témoin que m’a apporta la graina », disait le plaignant ... et M. l’expert notait toujours, interrogeait.

Nous continuâmes notre visite en empruntant un sentier montant qui cheminait à travers les pins, contournait un vaste « bancaü » au milieu duquel des vignes étaient plantées, et nous arrivâmes près d’un poste à feu.

Tout de pierres bâti, recouvert de branchages, avec ses meurtrières, il se dressait en haut de la pente et dominait les alentours.

Près de là, un champ de seigle, dont les épis naissants moulaient lentement, comme caressés par une main invisible.

En effet, M. l’expert constata que quelques tiges de seigle qui se trouvaient en bordure de vieux amandiers avaient été coupées à leur naissance par les incisives des mâchoires de ces petits lapins de Provence.

Il interrogea de nouveau, reprit des notes et plia sa serviette qu’un rayon de soleil éclaira. Tout le monde s’était rassemblé et échangeait des impressions à haute voix. Le président de la chasse annonça que l’expertise était terminée.

Derrière un « cade », debout et les oreilles toutes droites, un lapin malicieux entendit encore ces quelques paroles qu’un monsieur en culottes de cheval et bottes vernies prononça :

« Je ne crois pas qu’une battue soit nécessaire, car les dégâts me paraissent insignifiants. D’ailleurs je vous ferai connaître mes conclusions dans une quinzaine. »

Un léger bruit se fit entendre dans les fourrés voisins, un petit derrière blanc contourna rapidement le pied d’un chêne, puis M. l’expert prit congé de nous en souriant.

Quelle délicieuse promenade nous fîmes parmi les chants d’oiseaux et les senteurs de thym. Parfois, au creux d’un buisson, près d’un vieux mur, une perdrix quittait son nid au bruit des voix de la caravane, une alouette attendait l’approche de la botte de M. l’expert pour abandonner ses cinq petits œufs cachés dans une touffe d’herbe. Au loin un coucou chantait ...

Un peu plus tard, autour d’une grande table de ferme, les commentaires allaient bon train, cependant que, près de là, dans une clairière, des museaux roses attendaient la tombée du jour pour tenter une nouvelle escapade dans les champs voisins.

Ah ! mes délicieux petits lapins de Provence !

E. LANFRANCHI.

Le Chasseur Français N°633 Novembre 1949 Page 730