Depuis quelques mois, il est très question de crise, de
chômage. Comme toujours en pareil cas, des chiffres importants et non contrôlés
sont avancés, et l’impression qu’on en retire est beaucoup plus noire que la
réalité. En fait, jusqu’ici, seule la distribution semble avoir été plus ou
moins touchée, selon les genres, et aussi, avec les branches commerciales,
quelques-unes des industries de transformation de marchandises de grande
consommation. Devant ce phénomène économique, la réaction générale est de parler
d’assainissement, dont il y aurait plutôt lieu de se féliciter au point de vue
de l’intérêt général. S’il n’en était vraiment qu’ainsi, l’épargnant porteur de
valeurs d’affaires commerciales n’aurait qu’à se confier aux valeurs de premier
ordre et à attendre tranquillement la suite. Mais, malheureusement, il y a
autre chose qui échappe encore à la plupart des commentateurs financiers qui
ignorent la réalité des affaires.
La vérité, c’est que les conditions actuelles rendent
l’exploitation de nombreuses entreprises, et même de certaines branches
commerciales, absolument impossible, ou tout au moins non rentable : ce
qui pour le porteur des valeurs mobilières représentatives a exactement le même
résultat. Jusqu’à maintenant, la réalité a été plus ou moins camouflée par les
conditions très particulières dans lesquelles le commerce français a vécu ces
dernières années. Mais aujourd’hui que l’approvisionnement en marchandises est
redevenu à peu près normal, et que les commerçants ne sont plus chargés d’administrer
la disette et la pénurie, et surtout que l’inflation et l’avarie de la monnaie
sont bloquées et avec elles les bénéfices comptables fictifs, en un mot que
l’on est revenu à une situation comparable à celle d’avant guerre, l’on
s’aperçoit que rien ne va plus. Le poids des nouvelles données fiscales
sociales et même politiques qui ont vu jour depuis une dizaine d’années, et
plus encore depuis la Libération, commence à se faire sentir. De très
nombreuses entreprises commerciales ne pourront pas le supporter, à moins de se
transformer plus ou moins complètement.
* * *
Les entreprises commerciales subissent une triple pression,
qui rend leur activité de plus en plus aléatoire : les impôts, les frais
que l’on pourrait qualifier de représentation, les dépenses de personnel.
Dans ces dernières années, la fiscalité s’est alourdie pour
tout le monde. Dans ce domaine, les commerçants ne sont pas les seuls à
souffler. Mais il est juste de reconnaître que l’excès des impôts les touche
davantage que d’autres groupes sociaux. Lorsque des fonctionnaires ou tout
autre type de salariés à l’abri des aléas et des incertitudes de la vie
quotidienne par leur fonction ou leur emploi subissent une aggravation des
retenues sur leurs revenus, certes c’est désagréable ; mais, enfin, cela
s’en tient là, le principal reste intact, le revenu lui-même reste assuré par
la permanence de l’emploi garanti par la collectivité. Le commerçant ou
l’entreprise privée n’ont aucune garantie de permanence de ce genre ; et
les impôts spéciaux dont ils sont frappés, même si, en définitive, ils sont
incorporés légalement au prix de vente des marchandises, les lèse
personnellement toujours plus ou moins. Car la marchandise, devenue trop chère
par tous ces impôts incorporés dans le prix de vente, a tendance à rester
derrière le comptoir et le chiffre d’affaires à baisser d’autant. Et si l’excès
des taxes indirectes a un effet déprimant sur le volume des ventes, donc
finalement sur le revenu des entreprises commerciales, la façon étrange dont le
fisc envisage les bénéfices commerciaux annuels, sans tenir compte de la
dépréciation de la monnaie et du prix de remplacement de la marchandise, a des
effets encore plus graves. Car, en définitive, les impôts sur bénéfices
comptables imputables en grande partie à la dépréciation de la monnaie ne sont
pas autre chose qu’un impôt sur le capital proportionnel à l’avarie de la
monnaie. Les porteurs d’obligations et de valeurs à revenus fixes sont aussi
très au courant de cette aspect de la question.
* * *
Rien n’oblige le client à se fournir chez tel commerçant
plutôt que chez un autre, à acheter tel produit plutôt qu’un autre similaire.
Une grande partie de l’art commercial consiste justement à orienter les
courants d’achats à son profit. Les moyens sont nombreux et varient selon les
cas particuliers et selon les professions : sourire commercial, publicité
dans les revues ou journaux, installations de locaux luxueuses ou agressives,
ambiance de luxe ou de grand confort, etc., etc. Tout cela aujourd’hui coûte
très cher.
La publicité est toujours utile, souvent elle est
indispensable et elle constitue un poste de dépenses d’exploitation absolument
incompressible. Or si le niveau des prix est à environ vingt fois celui d’avant
guerre, avec des marges commerciales bien moindres, le coût de la publicité est
au moins à l’indice trente. Conséquence des prix actuels des papiers, du coût
de l’impression, des tarifs postaux, etc. Aussi voit-on de moins en moins de
ces catalogues luxueux d’avant guerre sur papiers couchés. De ce côté, aggravation
très nette des conditions d’exploitation commerciale, avec, bien entendu,
tendance au marasme progressif pour toutes les entreprises vivant de
l’impression et de publicité, et dont il y a d’assez nombreuses valeurs
représentatives à la cote.
Les installations appropriées des lieux de ventes :
magasins, boutiques, hôtels, salles de spectacles, etc., sont comparables en
une certaine manière à l’outillage des entreprises industrielles. Et, comme
c’est le cas bien souvent dans l’industrie, l’on s’aperçoit que les conditions
faites depuis dix ans au commerce rendent très souvent le renouvellement des
installations financièrement impossible. D’autant plus que là aussi l’indice
des prix est très souvent nettement au-dessus de la moyenne générale, surtout
si l’on tient compte de la qualité comparée. Même mieux, si l’on étudie la
création d’une affaire nouvelle sur les mêmes bases que celles d’affaires
anciennes servant de témoins, l’on arrive dans certaines branches commerciales
à cette conclusion que, vu les frais d’installation, la viabilité de
l’entreprise nouvelle ne peut être assurée, les bénéfices maxima envisageables
ne pouvant couvrir l’amortissement du matériel. Par exemple, sur la base
classique des deux cents nuits annuelles, à combien ressort le prix de revient
d’une chambre d’hôtel nouvellement installé ? Et, même en tenant compte
d’une marche d’exploitation normale, vu les prix actuels de la lingerie, de la
literie, de l’ameublement, de la vaisselle, etc., etc., et de la limitation des
prix de location des chambres, quelles sont les possibilités non pas de
bénéfices, mais simplement d’amortissement classique qui restent ? Or pour
n’importe quel genre d’activité industrielle ou commerciale, si dans une
branche déterminée la viabilité d’entreprises nouvelles est impossible à
assurer, cela prouve une chose : c’est que les entreprises anciennes de
même nature fonctionnent, travaillent à perte et vivent sur leur substance,
même si leur comptabilité fait ressortir des bénéfices.
Donc pour le porteur de valeurs mobilières, la plus grande
circonspection est de rigueur pour toutes entreprises commerciales nécessitant
de grosses immobilisations d’exploitation. Nous retrouvons, ici, peut-être en
plus dangereux, le même problème de l’amortissement et du renouvellement de
l’outillage que nous avons déjà étudié dans le cas de l’industrie mécanique.
Marcel LAMBERT.
|