La panthère se chasse de la même façon que le tigre,
quoiqu’on ait écrit qu’il lui fallait des appâts vivants. Évidemment, il arrive
que ce fauve, passant près d’une bête attachée (un chien, de préférence), la
tue et la dévore, mais, en général, elle vient sur l’appât, attirée par l’odeur
sui generis. Elle ne mange cependant pas de la charogne décomposée au
dernier degré, ainsi que le fait le tigre.
L’on rencontre plus fréquemment panthère que tigre en
chassant de nuit, surtout aux abords des villages, où elle aime rôder, en quête
de quelque petit animal domestique.
Elle fixe plus longuement la lumière de la lanterne, ce qui
facilite son tir.
Elle grimpe aux arbres pour y guetter ses proies, mais aussi
par plaisir. Certains chasseurs en ont tué ainsi la nuit, branchées.
Comme je n’ai, à mon actif, qu’un petit nombre de ces
félins, je ne m’attarderai pas sur ce gibier et vous conterai seulement deux
anecdotes à son sujet. Voici la première :
J’étais rentré-fort tard d’une fatigante chasse à
l’éléphant. Le matin, je me reposais et dormais paisiblement. Il pouvait être
six heures lorsque je fus réveillé par des coups précipités frappés à ma porte.
En même temps, un grand vacarme retentissait dans la cour.
Le boy m’expliqua qu’on venait me chercher pour tuer une
panthère qui s’était réfugiée dans une maison à 50 mètres de la nôtre.
Encore mal réveillé, j’envoyai promener les indigènes, en leur disant d’aller
raconter leurs sornettes ailleurs et de me laisser dormir. Mais le boy insista
et décrocha même mon fusil en me disant de me dépêcher. Si bien que je suivis
la troupe.
La porte d’une cai-nha me fut ouverte. Un grognement qui
n’avait rien de rassurant se fit entendre. Du coup, tous les indigènes,
pourtant armés de piques, s’envolèrent, j’entrai dans l’habitation, tentai
d’apercevoir la bête, mais, dans l’obscurité de la pièce, il me fut d’abord
impossible de la distinguer.
Tout à coup, je vis les deux prunelles du fauve qui me
fixaient. Prompt, je lui dépêchai une décharge de chevrotines. Maïs l’animal
avait été encore plus rapide à se raser que moi à tirer ; mon plomb ne
rencontra que le mur.
La bête se tenant sous une table, derrière une caisse, je ne
pouvais lui envoyer une seconde décharge, qui risquait seulement de la blesser
et peut-être de façon bénigne, ce qui eût été extrêmement dangereux pour moi.
L’arme à l’épaule, j’attendais donc l‘occasion favorable, lorsque je vis le
fauve ramper, au fond de la maison, dans la direction d’un amas de paniers. Mon
coup de feu l’arrêta.
C’était une vieille panthère et qui n’avait que trois
pattes. Il lui manquait le membre antérieur droit. Chose curieuse, cette patte
n’avait pas été sectionnée par le plomb d’un chasseur ni par la mâchoire d’un
piège, ainsi que je le crus au prime abord. La bête était estropiée de naissance,
le moignon étant recouvert de peau poilue comme les autres parties du corps, ce
qui n’eût pas existé si le membre avait été sectionné par accident.
Âgée et handicapée par son infirmité, cette bête ne pouvait
plus chasser avec fruit les animaux sauvages. Elle venait donc dans les
villages prendre les chiens et les canards, témérité obligée qui finit par lui
coûter la vie.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mme Allain, ayant assisté à une partie de la
scène décrite, nous la narre en ces termes :
« L’alerte est donnée, tout le village est aux aguets,
mais voici que les plus courageux, une dizaine environ, se détachent et
viennent bravement, un bâton pointu sur l’épaule droite, se placer derrière mon
mari. Quand ils partent tous du même pas, l’un suivant l’autre, on croirait à
une répétition où chaque mouvement est réglé d’avance. Quelle même allure
vaillante, décidée !
» Le petit groupe a franchi ainsi une vingtaine de
mètres sans montrer de craintes quand, subitement, retentit un rugissement
sonore : la panthère enfermée dans la cai-nha manifeste sa présence et sa
mauvaise humeur. Oh ! alors, quelle folle débandade dans le dos du
chasseur flegmatique ! Avec un ensemble touchant, les épieux ont été
plaqués au sol d’un geste combien brusque et prompt ! Les silhouettes se
sont évanouies comme par enchantement dans les broussailles des jardins. Le
désert et aussi le silence, car le fauve n’a pas récidivé. Quelques minutes, un
siècle, et des formes timides, inquiètes, sortent une à une des fourrés. Les
voici regroupés. Chacun veut se prouver à soi-même et prouver aux autres que
cette peur d’un moment ne fut qu’un réflexe. Mais l’on va se reprendre, l’on se
reprend. Attention !
» Les bâtons sont de nouveau sur l’épaule, peut-être
seulement plus énergiquement maintenus. La file indienne reformée repart d’un
pas que l’on veut assuré, un peu moins martial que tout à l’heure. Il est vrai
que le sol devient sablonneux ... Ils veulent tous rattraper mon mari, qui
a feint d’ignorer cette légère défaillance. Les voici qui accélèrent ...
Mon Dieu ! les voici qui courent presque ! Qu’ils sont beaux
d’enthousiasme, de témérité !
» Hélas ! pourquoi ne puis-je plus longtemps les
admirer ainsi sans réserve ? Deuxième rugissement ... et la scène
précédente se répète fidèlement dans tous ses détails, sinon peut-être plus
accélérée. Devant moi, sur le sable, les bâtons gisent, épaves ... Plus un
être humain, de nouveau le désert, le silence. Jusqu’au coup de feu libérateur
qui, avec le danger conjuré, redonne à chacun force et courage. Le cadavre de
la panthère sera traîné près de chez nous. Tous les Annamites de l’endroit,
visages souriants, apaisés, entoureront la bête morte, à laquelle ils ne
ménageront ni les plaisanteries, ni les quolibets. Est-ce que les plus
audacieux n’iront pas jusqu’à laisser errer leurs doigts dans la fourrure
mouchetée ! Brrr ! ... »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et voici la seconde anecdote :
Lorsqu’on vit seul dans la brousse et qu’arrive la nuit,
l’on subit chaque soir des heures pénibles. La lecture finit par vous ennuyer,
les collections ne vous tentent plus. Il faudrait du nouveau, mais quoi ?
Et ce sont encore les parties de chasse qui vous lassent le moins, soit à pied,
soit en charrette à bœufs ou à buffles, soit en auto. Votre attention est fixée
sur un seul but : découvrir deux yeux, et vous ne pensez à rien d’autre
qu’à la bête que vous espérez voir bientôt étendue pantelante à vos pieds.
Je dois avouer cependant que je n’aime guère la chasse
nocturne, d’abord parce que c’est trop souvent du tir sur cible immobile,
ensuite parce qu’on se trompe fréquemment sur l’espèce de l’animal entrevu.
Un soir de cafard, j’étais parti, accompagné d’un indigène
que nous appellerons Tam, dans la superbe quadrillette dont j’ai déjà parlé,
plutôt pour être ailleurs que chez moi que pour chasser. J’ai toujours aimé voyager
dans l’ombre, derrière des phares rutilants. Et, comme je considérais les miens
tels (je me rends compte aujourd’hui que ce n’étaient que de pauvres lumignons
éclairant à peine la route à 30 mètres, mais puisque j’étais satisfait !),
je partais, ravi chaque fois de posséder un engin aussi perfectionné.
La lanterne de chasse prit sa place sur le crâne de Tam,
chargé de fouiller l’obscurité forestière de chaque côté de la route. Mon fusil
placé près de moi, je démarrai dans une impressionnante pétarade qui, sans
doute, n’avait rien de convaincant pour donner confiance aux quadrupèdes
rencontrés et les inviter à rester sur place. Mais, alors, j’étais jeune,
n’avais que peu d’expérience et ne doutais de rien.
Nous parcourûmes une quarantaine de kilomètres sans que mon
compagnon me dise une seule fois d’arrêter. Pour ma part, je ne vis pas même un
lapin dans le pinceau des phares, ce qui n’était pas pour me rendre de bonne
humeur, évidemment ! Je fis demi-tour, et les kilomètres s’ajoutèrent aux
kilomètres, aussi monotones qu’à l’aller. « Quelle
malchance ! », ne cessai-je répéter. Et je n’oubliais pas non plus de
tancer le pauvre Tam, qui faisait certes tout son possible, mais qui, à mon
avis, ne remarquait rien et était cause de la bredouille ... Enfin, encore
une fois, il fallait en prendre son parti !
Nous étions à une lieue de chez nous lorsqu’il me frappa sur
l’épaule en disant : « Toi arrêter : y’en a tigre ! » je
commençai par lui demander s’il n’était pas devenu subitement fou, que jamais
on n’avait signalé de « cop » en cet endroit ... Il me
répondit : « Toi arrêter moteur et venir avec moi. Toi voir. »
Contact coupé, phares éteints, je suivis mon guide qui,
entre parenthèses, avait habilement manœuvré en me faisant stopper à cent
mètres environ des yeux qu’il avait aperçus. À un moment donné, il me
répéta : « Toi voir. » Mais j’avais déjà vu : deux superbes
yeux clairs de panthère fixant notre lumière à une cinquantaine de pas. Le
fauve se tenait sur la première pente de la montagne et dominait la route. À
mon coup de feu, il répondit par un rugissement terrible qui, tel un déclic,
fit pivoter l’indigène, qui se trouva subitement derrière moi.
Je pris la lanterne et, avec prudence, avançai vers
l’endroit où je comptais trouver l’animal. L’avais-je tué ? Je pouvais
l’espérer, puisque nous ne l’entendions plus.
Du faisceau de ma lampe, j’inspectais tous les buissons
lorsqu’un second rugissement parti tout près, de derrière une touffe, me fit
faire un bond en arrière. Le félin était donc grièvement blessé, puisqu’il ne
pouvait plus avancer.
Avec mille précautions, j’arrivai à quelques pas de lui pour
constater que ma balle lui avait fracassé l’épaule et, en outre, avait pénétré
assez profondément pour l’empêcher de se relever.
C’était un léopard de toute beauté et, sur l’instant, je
jugeai inutile de tirer une seconde balle qui aurait abîmé la fourrure.
J’envoyai donc Tarn (heureux de quitter cet endroit
désagréable) chercher un solide gourdin pour assommer le fauve. Des cai-nhas se
trouvaient à deux ou trois cents mètres. Il ramènerait aussi des coolies qui
nous aideraient à porter la dépouille à là voiture.
Une demi-heure plus tard, Tarn, en dehors, faisant de grands
discours, arrivait à la tête de quatre coolies porteurs de torches et de
bâtons.
Je dis à l’un des nouveaux venus de frapper aussi fort qu’il
le pourrait sur le crâne de la bête. Par trois fois, il ne réussit, par des
coups trop faibles, qu’à la rendre plus furieuse. À mon tour, je choisis un
gourdin, le plus solide ; il était de bois très dur et mesurait bien cinq
centimètres de diamètre. Je me plaçai sur le côté du léopard, un peu en arrière
des épaules, brandis et assenai de toute ma force cette massue qui devait faire
éclater le crâne.
L’effet fut désastreux. À l’instant précis d’encaisser le
choc, la panthère bougea : le gourdin l’atteignit au cou. Alors, dans un
sursaut furieux, elle se dressa sur ses pattes de derrière et je sentis, à
quelques centimètres de mon visage, le vent de sa patte valide, lancée pour
démolir cette lumière que je portais sur la tête et qui était cause de son
malheur.
Le chasseur-né a toujours le réflexe voulu au moment
opportun, heureusement pour lui ! Si je n’avais eu celui d’esquiver le
swing mortel, il y a de grandes chances que je ne conterais pas l’histoire aujourd’hui.
Pour ce qui est de Tam et des coolies, au dernier
rugissement du fauve, ils avaient dégringolé vers la route et sans doute assez
précipitamment si je m’en rapporte aux estafilades et aux vêtements en lambeaux
qu’ils exhibèrent en revenant, après que j’eus achevé le léopard d’une seconde
balle.
Récits d’Allain le Broussard, recueillis par
Marcel FAUCHOIS.
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