Aux deux éléments d’exploitation rendus plus lourds par
l’évolution des choses, la fiscalité et l’augmentation des frais de relations
ou d’installation que nous avons examinés ici le mois dernier, il faut joindre
toutes les données nouvelles relatives aux frais de personnel ou de
main-d’œuvre, et qui se font sentir bien plus fortement dans le commerce
qu’ailleurs, car il est dans la nature des activités commerciales d’employer
une très grande quantité de petite main-d’œuvre non qualifiée, proportionnellement
beaucoup plus onéreuse qu’avant guerre.
Le problème des frais de personnel est probablement le plus
important de tous ceux intéressant le commerce, bien plus grave que le coût de
la main-d’œuvre dans l’industrie. Pour les industriels, le coût de la main-d’œuvre
s’incorpore automatiquement au prix de revient. Des prix de revient trop élevés
sont un obstacle aux ventes à l’exportation. Mais, à part quelques branches
industrielles admirablement équipées en conséquence, notre industrie est plutôt
orientée à la seule satisfaction des besoins nationaux avec protection plus ou
moins forte de droits de douane tutélaires qui compensent les insuffisances les
plus flagrantes. Et, quels que soient les prix de revient industriels, la
consommation nationale est bien obligée de s’en contenter. Le commerce est dans
une position bien moins favorable, car les prix de revient de la distribution
sont excessivement variables pour le même produit d’une entreprise à une autre,
selon le genre de l’affaire, selon le quartier. Il est notoire que les
commerces de produits de grosse consommation sont d’un bien meilleur rendement
que les commerces de luxe ou de demi-luxe où la marchandise est livrée dans un
cadre raffiné avec recherches dans le conditionnement et l’emballage. Il en est
de même dans n’importe quelle branche commerciale, la vente des mêmes
marchandises étant toujours plus avantageuses dans les quartiers populaires que
dans les quartiers bourgeois.
Moins une opération commerciale-est compliquée, moins elle
nécessite de main-d’œuvre ou de personnel pour être menée à bien, meilleure
elle est. Un employé de commerce gagnant 200.000 francs par an — ce qui, à
l’heure actuelle, n’est vraiment pas le Pactole — représente une charge
effective d’environ 300.000 francs. Ce qui, pour une maison de commerce
travaillant avec une marge de 20 p. 100 permanente — ce qui se
rencontre moins souvent qu’on ne le croit, — nécessite un chiffre
d’affaires de un million et demi rien que pour couvrir le coût de cet unique
employé. L’on voit immédiatement quelles peuvent être les charges fixes de
certaines entreprises commerciales à personnel important, et quel chiffre
d’affaires permanent est nécessaire pour que ces affaires puissent simplement
tenir en couvrant leurs frais, sans gagner d’argent. Et l’on se rend facilement
compte du danger immédiat pour la survie de l’affaire que présente la moindre
baisse dans le rythme des affaires, la moindre diminution dans la marge
commerciale.
L’industrie peut diminuer ses prix de revient par l’emploi
intensif de la machine qui diminue la quantité de main-d’œuvre. Le commerce n’a
pas les mêmes facilités. Certes, le travail de bureau tend de plus en plus à
être mécanisé et à se rapprocher du travail à la chaîne de l’industrie
mécanique, tout au moins dans les commerces à bureaux importants. Mais, malgré
tous les progrès dans ce sens, il n’en reste pas moins que le coût réel d’une
simple lettre d’affaires ressort, dans les meilleures conditions possibles, à
près de 150 francs. Et que les assurances, malgré toute leur organisation
de bureau perfectionnée, trouvent leur avantage à ne plus percevoir les
quittances de faible montant et à couvrir ainsi les assurés gratuitement, les
frais d’encaissements étant supérieurs aux sommes encaissées.
Il est inévitable que pour survivre le commerce sera obligé
d’évoluer, et que dans les années à venir les branches commerciales à personnel
pléthorique se transformeront complètement. Il en sera probablement de même
pour tous les commerces rentrant dans la grande catégorie des services :
hôtels, cafés-restaurants, blanchisseries, coiffure, etc., dont les prix sont
et resteront sans doute en flèche par rapport au niveau des prix industriels et
plus encore par rapport aux prix agricoles. Déjà la S. N. C. F.,
la plus grande entreprise de services de France, commence à sentir passer le
vent ; déjà l’hôtellerie enregistre la première réaction de l’usager dans
l’épidémie de camping qui déferle sur tout le pays ... D’autres phénomènes
du même ordre suivront. La vogue aux têtes nues est un autre phénomène social
du même genre, comme la suppression des bas de femmes. Et demain il en sera de
même lorsque sortiront les petites machines à laver le linge qui permettent de
se passer presque entièrement des services de la blanchisserie.
C’est pourquoi l’épargnant doit être très prudent avec
toutes les valeurs d’affaires commerciales dont l’activité nécessite encore
l’intervention d’un personnel important, même si autrefois ces entreprises
furent des affaires en or. Il doit examiner les bilans de très près et
surveiller tout particulièrement la proportion entre le chiffre d’affaires, les
frais d’exploitation et le bénéfice net.
Outre ces trois données de base, fiscalité, immobilisations
et personnel, le porteur de valeurs d’entreprises commerciales doit tenir
compte de quelques autres éléments. Tout d’abord des affaires à clientèle
étrangère, soit qu’elles vendent des spécialités à l’étranger, soit qu’elles
vivent de l’étranger venu en France.
Dans la première catégorie, quelques entreprises solidement
assises à l’étranger sont de véritables mines d’or : Roquefort,
Bénédictine, etc., même si leur activité semble actuellement favoriser en
premier lieu notre national Office des changes. D’autres affaires de nature
identique se trouvent en face de plus grandes difficultés ; et nos
champagnes, cognacs, parfums, modes, tapis, automobiles, etc., ont la partie
moins facile qu’on ne le croit. Dans la catégorie vivant de l’étranger
voyageur, les hôtels, établissements thermaux, casinos sont les principales
parmi les affaires cotées en Bourse. Il est malheureusement à craindre que pour
toutes ces entreprises la belle époque soit maintenant du passé. Car dans le
monde la quantité de gens riches ou très aisés qui constituait la clientèle
intéressante de ces affaires diminue chaque jour. Et, si les dernières saisons
tant de Paris que de ses deux annexes de Deauville et de la côte d’Azur
semblent prouver le contraire, cela tient à ce hasard que notre pays est le
seul des grands centres classiques de tourisme où la vie soit encore agréable.
Mais les richesses touristiques de nos concurrents restent intactes, et la
concurrence reprendra d’ici peu pour une clientèle amoindrie. D’autant plus que
l’envahissement de nos stations de luxe par la grande foule des estivants et
des touristes risque fort de déclasser ces stations et de faire fuir leurs
riches habitués étrangers.
En fait, les activités à clientèle étrangère sont surtout
des commerces que l’on pourrait qualifier de luxe. Quel est l’avenir, en
France, des commerces de luxe ? Probablement pas très brillant. Leur
clientèle habituelle est aux trois quarts ruinée par les événements, et quand
par hasard elle ne l’est pas, elle préfère ne pas trop s’afficher pour les
raisons que chacun comprend. D’autre part, il n’est aucune autre activité qui
ait excité l’ire de nos démagogues comme l’a fait le luxe : il n’est
aucune brimade, ni aucune surcharge qu’ils aient ratées, oubliant régulièrement
le nombre important de travailleurs qui vivaient de ce luxe tant honni. À ces
éléments de base défavorables à l’heure actuelle, il faut ajouter l’évolution
inévitable des mœurs et des goûts, le luxe de l’intérieur : vaisselle,
cristaux, tapis, orfèvrerie, etc., étant de plus en plus sacrifié au luxe
extérieur de l’auto, le piano de nos grand’mères supplanté par l’appareil de
radio et le cinéma, en attendant que ceux-ci le soient à leur tour par la
télévision, l’activité des grands traiteurs à domicile sans objet par la
suppression quasi totale des réceptions mondaines, etc. Réalités que les porteurs
de valeurs mobilières intéressées feront bien de ne pas oublier, surtout ceux
d’un certain âge qui ont toujours un peu tendance à juger du présent sur un
proche passé aussi brillant que définitivement évanoui.
Marcel LAMBERT.
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