Le Grand Siècle a été une époque particulièrement
fertile en originaux de toutes sortes, échappés des Caractères de La Bruyère
ou des comédies de Molière. Parmi ceux-ci, quelques médecins méritent
véritablement une place à part, et tout particulièrement Charles de l’Orme,
sieur de Beauregard, médecin du roi.
Il semble que les fées des contes de Perrault aient, dès sa
naissance, veillé sur cet homme étrange. Il était doué d’une bonne complexion,
d’une vigueur extrême, d’une taille élevée et majestueuse, d’une belle mine, de
traits harmonieux et d’une voix forte. Il possédait une grande facilité
d’élocution, beaucoup d’esprit et une intelligence fort ouverte.
Son père était un obscur docteur de Moulins, en l’an 1580.
Par un heureux hasard cette année-là, Henri III avait
entendu parler des vertus des eaux thermales de Bourbon-Lancy, jadis célèbres.
Il voulut les faire essayer à la reine afin de guérir sa fâcheuse stérilité. Le
monarque se rendit donc avec sa brillante cour à Bourbon et appela à son conseil
de santé Jean de l’Orme, qui, après l’assassinat du souverain, resta auprès de
sa veuve.
Homme instruit et lettré, Jean de l’Orme fit faire à son
fils de très bonnes études et lui fit apprendre plusieurs langues. On dit
qu’Anne d’Autriche, détournant quelques secondes ses yeux du berceau où
reposait le dauphin, s’écria, ravie, qu’« elle n’avait jamais mieux
entendu parler sa langue espagnole ».
En l’an 1607, notre héros s’en fut, comme tant d’autres,
s’inscrire à la célèbre Faculté de Montpellier où il passa ses thèses, au
nombre de neuf ! Les titres de celles-ci nous montrent bien que le jeune
homme prisait déjà fortement la bizarrerie. Son premier mémoire traitait de
cette importante et grave question : doit-on employer les mêmes remèdes
avec les amants qu’avec les déments ? Le jeu de mots était encore plus
marqué en latin : amantium et amentium. Avec la fougue de
son âge, Charles répondit hardiment oui. La thèse no 3 posait
un angoissant problème : la guimauve est-elle un être vivant ?
Réponse ; oui. Enfin une question annexe examinait ce problème : les
mâles peuvent-ils avoir du lait ? Ayant reçu le dignus est intrare,
nanti de ses parchemins, Charles de l’Orme, l’air fort décidé, s’en fut
paisiblement en voyage.
Grâce à des écrivains contemporains, ses fervents
panégyristes, nous connaissons fort bien la vie quotidienne de maître Charles
de l’Orme, médecin du roi Louis XIII.
À six heures du matin, un valet ouvrait les fenêtres de sa
chambre ; le jour pouvait alors éclairer un objet des plus étranges, tel
qu’il n’en existe dans aucun musée : le lit du brave docteur. C’était, à
la vérité, un lit extraordinaire. Il était fait de briques, afin de ne point
recevoir d’humidité, était élevé de cinq pieds au-dessus de la terre ; une
couchette de bois était enchâssée dans cette maçonnerie, dont le dessus était
garni de peaux de lièvre qui étoffaient encore les quatre côtés de cet édifice,
afin de préserver le dormeur de tous vents coulis, funestes, disait-il, à la
santé et qui sont les ennemis mortels de l’homme. Le domestique écartait ce
magasin de fourrures et alors on pouvait apercevoir la tête du maître de
maison, soigneusement coiffée de huit calottes superposées. Son corps entier
était enfermé dans un pyjama — qu’on nous pardonne cet anachronisme — ahurissant :
une sorte d’immense pantalon de ratine fendu par devant et par derrière ;
ses jambes étaient couvertes de six paires de bas, et ses pieds chaussés de
souliers de maroquin douillettement doublés. Il tirait alors du fond de sa
couche une sorte de petit objet de cuir qui, la nuit, lui servait à satisfaire
certain besoin fort naturel, mais souvent pressant. Il se lavait les yeux avec
le liquide contenu dans son urinal, afin de se fortifier la vue. Il se trempait
les mains dans l’eau fraîche et s’aspergeait le nez avec cinq ou six gouttes
d’eau pure. Il se taillait la barbe et, au décours de la lune, se faisait
couper les cheveux, sur le haut de la tête, avec la pointe des ciseaux. Comme
un bon paysan de chez nous, le brave docteur croyait aux influences de l’astre
d’argent !
Cette rapide toilette terminée, — nos ancêtres du XVIIe siècle
avaient sur l’hygiène des idées fort simplistes — il avalait un bouillon
rouge de sa composition et qui jouissait à cette époque d’une très grande
renommée. Il faisait placer auprès du feu une chaise à porteurs, drapée de deux
couvertures de laine fort épaisses et pliées en quatre. Auparavant, il avait
prié saint Laurent, afin que, par les mérites de son martyre sur un gril, il
obtienne du Seigneur « autant de chaleur qu’il avait besoin pour
vivre ».
Alors, on introduisait les clients. Grâce à un autre
original à moitié fou, l’abbé de Saint-Martin, nous pouvons reconstituer le ton
et l’atmosphère d’une de ces consultations. Voici un gentilhomme qui, fort
penaud, est introduit chez l’Esculape en renom. Il a une maladie assez
démocratique : la gale. « N’est-ce que cela ! s’écrit Charles de
l’Orme, j’aurai tôt fait de vous guérir. Faites-vous saigner ce soir à cinq ou
six heures, c’est le moment où vient le plus gros sang : fumez demain du
tabac et faites-en infuser dans du vin blanc pendant vingt-quatre heures ;
quand vous en aurez frotté plusieurs jours votre corps, vous serez débarrassé
de votre mal, à condition que vous vous soyez abstenu de boire du vin, et de
rien manger de salé, de poivré, ai d’épicé. Excusez-moi si je n’ai pas
l’honneur de vous reconduire. »
Le bon docteur utilise des remèdes qui, de nos jours, sont
plutôt réservés à la pharmacopée villageoise. Voici son entretien avec un noble
seigneur : « Salut au marquis de Corlieu ! Je remercie monsieur
l’intendant de camp dans les armées du roi de Sa Majesté de venir me dire adieu
avant son départ. Mais que vois-je ? Voilà, morbleu ! une fluxion
d’une belle venue : quelque dent gâtée ! Vous voulez que je vous
l’arrache ? Nenni, monsieur l’intendant, Charles de l’Orme n’arrache
pas ; il guérit. Rentré chez vous, vous allez me prendre de la fiente
d’oie, monsieur le marquis ; vous la ferez fricasser avec de la graisse de
porc mâle ; vous entendez bien, mâle ; cela est capital ; et
vous l’appliquerez toute chaude sur la tempe, du côté de la dent malade, sur un
morceau de taffetas. Au bout de quelques minutes, la douleur aura
disparu ; la fluxion ne tardera pas à faire de même, et vous ne ferez plus
peur aux ennemis que par l’éclair de votre prunelle. »
Il soignait aussi de nombreux maux avec son fameux bouillon,
véritable panacée, qui était, écrit G. Lenôtre, « un composé de
bourrache, du buglosse, de chicorée sauvage, d’oseille, de chiendent, de
feuilles de fraisier, de pissenlit et d’aigremoine », le tout bouilli
durant deux heures « dans un pot de fer, parce que ce minéral est
détersif ». On doit prendre cette tisane immédiatement avant de se mettre
à table ; mais, une fois le repas fini, il faut attendre au moins quatre
heures pour en boire de nouveau.
Mais, s’il ajoutait foi à ces recettes de bonne femme,
Charles de l’Orme a été, en revanche, un précurseur dans maintes questions. Il
a préconisé la propreté des pansements et a fait en faveur des eaux thermales
une très adroite propagande. Il a su aussi mieux les utiliser que ses
devanciers.
Notre héros, deux fois veuf, se remaria, vers l’âge de
quatre-vingt-dix ans, avec un jeune tendron qui mourut au bout d’un an. « Peut-être,
écrit G. Lenôtre, n’avait-elle pu se faire au lit de briques, aux peaux de
lièvres, au bouillon rouge et au feu de vieilles savates » (c’est en
brûlant des vieux souliers sous une chaise percée que ce médecin soignait les
maux de ventre !).
Charles de l’Orme, médecin du roi, original, éternel
frileux, mourut en 1678. Il avait, dit-on, près de cent ans et avait passé une
partie de son existence, à la vérité bien remplie, à cuire méthodiquement dans
ses fourrures et ses réchauds, sous la divine protection du grand saint
Laurent.
Roger VAULTIER.
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