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De Kaboul au Golfe Persique

Une randonnée mouvementée

Venant de Kaboul, dans l’été 1937, et se dirigeant vers le Béloutchistan, M. François Balsan longe le nord du Waziristan, région où, à l’époque, se déroulent des hostilités entre l’armée britannique et les montagnards frontaliers. Il aborde, côté afghan, un passage où des remous de cette guérilla parviennent souvent et où les soldais afghans doivent veiller.

Je suis monté sur le siège pour faciliter les relais de volant. Épaule contre épaule, animalement coalisés contre l’attaque du froid, nous ne faisons qu’un, mon homme et moi. Nos yeux sont prisonniers du double pinceau de lumière oscillante qui nous précède. Les poussières du jour sont déposées, c’est un air pur que les phares transpercent.

À plusieurs reprises, nous jetons une lueur sur de sombres tableaux : des bivouacs de nomades. Les tentes sont serrées. Le bétail paît à l’entrave à proximité. Les chiens, quand ils s’éveillent, nous assaillent rageusement. Malgré les ténèbres qui pèsent sur la piste royale, de la vie se sent autour d’elle : une vie endormie, cachée ... embusquée. Impression à la fois de réconfort et d’inquiétude.

Le compteur défile régulièrement son chapelet. Si cela continue, nous ferons une moyenne record. Les trous sont exagérés par l’éclairage oblique que nous leur envoyons, et nous les respectons plus que de jour, ce dont nos ressorts bénéficient, il me semble que nous devons approcher de Mukur, à hauteur de ce que la carte anglaise appelle le Western Suleiman Range — les massifs Suleiman d’ouest.

Une fière tribu que les Suleimans, et nombreuse, puisqu’elle campe en Afghanistan, coiffe la frontière et se ramifie au sud dans les monts Waziris. Elle est le principal sujet des fureurs et des soupçons des Anglais, qui accusent les Afghans de les soutenir, et citent des raids plongeant jusqu’au Zhob, à quatre-vingt-dix milles à l’intérieur des Indes. Ces raids sont vrais. Le dernier est de 1935. Ceux des guerriers du Khost afghan aussi. Mais la faute n’en est pas à Kaboul, qui, on le voit bien, est loin de commander aux Suleimans !

Courageux, querelleurs, infiltrés partout, ils doivent descendre, comme les Waziris et comme d’autres fractions, de la vieille souche afghane des Ben-i-Israël, qui se croit elle-même descendante d’un fils de Saül, Afghana, lequel commandait en chef les armées du roi Salomon.

Leur obédience à qui que ce soit est nulle. La loi de la montagne est la seule loi. Et quand ces sires fantasques sont en fermentation, il ne fait pas bon rechercher leur voisinage ...

Au fur et à mesure que fond la distance qui me sépare d’eux, cette vérité m’apparaît plus nettement

Attention ! un cri rauque a retenti sur la droite, en avant. À gauche, il y a eu bruit de course. Mais nos phares ont passé entre ces deux sources d’alerte, et nous n’avons rien vu. Il faut ou foncer ou stopper. Si j’en avais le temps, je pèserais le pour et le contre, et je commanderais à Bala Datt qui conduit ce que j’aurais décidé. Mais, dans l’urgence, il obéit au premier réflexe — le mien si j’avais le volant … — il bloque ses freins. Malheureusement, il y en a un qui serre plus que les autres, et, sous son brutal coup de pied, nous nous arrêtons en pivotant et en raclant les cailloux.

Crépitement dans les garde-boue. Et un choc plus sec, plus claquant, qui ressemble à un coup de fusil.

Notre rotation a amené nos feux sur le côté droit de la piste, et ils nous révèlent enfin une silhouette d’homme qui nous tient en joue. Des bruits de culasses qu’on arme retentissent dans les zones d’obscurité.

La première surprise passée, je concentre mon examen. C’est à l’injonction de soldats réguliers que nous avons obéi. Je reconnais l’uniforme, le ceinturon, le képi en vessie. Cela ne peut être grave. Prenons le parti d’être gais. Peut-être ces énergumènes étaient-ils parmi les troupes qui, sous fanfare, me réveillaient à Kaboul à six heures du matin ? Ici, ils ne m’ont pas réveillé, je ne dormais point, mais ils m’ennuient plus.

D’autres fusils imitent celui du premier patrouilleur, et nous formons la cible d’une désagréable concentration. Mieux vaut rester à l’immobilité absolue.

La patience détend les situations. Le fusil qui nous visait — et qui n’avait pas dû tirer, ou alors il nous manqua, car ma capote n’a pas de trous — s’abaisse progressivement. Les autres aussi. On nous estime matés. Le gros de l’unité s’approche.

Le ton des questions qui fait suite à la prise d’armes n’est guère moins menaçant. Bala Datt répond d’une voix blanche. Son interlocuteur est un sous-officier hazara musclé, taille moyenne, front bas, mâchoires crispées, de cette rude race mongole issue d’anciennes colonies installées par Gengis Khan, et qui fut toujours pépinière de soldats. Ses yeux ne plaisantent pas. J’y suis l’évolution de l’interrogatoire.

En sa terreur, Bala Datt répond bien, car les prunelles de fauve perdent peu à peu leur danger. Les mains relâchent leur étreinte sur leur fusil. L’ensemble de l’attitude se ramollit. On inspecte des papiers.

— Explique-moi, dis-je à Bala Datt, estimant pouvoir à présent couper l’entretien au nez du sous-officier, puisqu’il s’amadoue, et lui marquer ainsi ma présence et une supériorité.

— La piste est gardée à cause des troubles, dans la montagne, Sir, il y a des villages soulevés. Réglementairement, la circulation est interdite la nuit. De la sorte, si quelqu’un se déplace, on est sûr qu’il s’agit d’un irrégulier et on peut l’attaquer. Mais, étant donnés mes papiers, les vôtres (tout a été présenté en vrac dans la sacoche où c’était empilé), on croit qu’on va nous laisser passer, enfin on examine, on ...

— Comment cela, mais il n’y a pas de question ! Dis-le à ce militaire. Je le prends sur moi. Dis-lui qui je suis mes relations à la Cour. Qu’il comprenne que j’attendais seulement par politesse, et par prudence pour ses fusils qui seraient bien partis, qu’il m’ait identifié. C’est chose faite. Présente-lui mes remerciements et mes adieux.

Ma déclaration sur un ton péremptoire — le ton s’interprète avant même la traduction — retombe mot à mot de la bouche de Bala Datt dans les cervelles fatiguées par cinq ou six heures de chasse de nuit. Elle fait bon effet. Pour en parachever la portée, je sors de la Chevrolet, tripote quelques détails de mécanisme, mets le moteur en route et prends le volant.

— Ah ! dis-lui aussi qu’on m’avait prié à Kaboul de bien observer le massif entre Ghazni et les troupes d’opérations d’ici. Nous n’avons rien vu. Quelques camps de nomades, très tranquilles, tout simplement. Qu’il le sache.

Cette transformation de suspects en agents de renseignements chavire les derniers scrupules du Hazara. Je dois le soulager : nous l’embarrassions, il ne comprenait rien à nos papiers, dont il respectait seulement les artistiques tampons. Une parole martiale et sûre de soi valait mieux pour lui que d’écrites justifications. Et je me demande si les cliquetis que j’entends en m’en allant ne sont pas une présentation d’armes soignée ...

*
* *

Après cette alerte, que je qualifierais de chaude si le froid ne devenait piquant, je me dis que certaines personnes à Kaboul n’étaient pas si mal renseignées ! Mais la piste reprend toute notre attention, et nos pensées comme nos regards ne sont plus qu’en avant.

Nous ne reconnaissons Mukur qu’une fois dedans.

Pas un feu, pas un bout de chandelle annonciatrice. Lorrys, voitures sont au « parc » au hasard de la rue : sur les bords, au milieu, en long, voire en travers ... Et il faut ralentir pour ne pas écraser les conducteurs qui dorment en pleine chaussée.

Bala Datt repère une baraque où des gallons prouvent qu’on stocke de l’essence : il se met en tête d’en prendre. À la lampe électrique, il « choisit » le chef de dépôt entre trois dormeurs entassés et lui chatouille les yeux de lumière crue. Le gaillard se lève, hypnotisé et aveuglé, délivre machinalement ce qui lui est demandé : deux thanikas. Ses sens lui reviennent quand il s’agit du paiement ! Le bruit de la monnaie a eu un effet radical sur son engourdissement. C’est maintenant un diable furieux, car Bala Datt, qui est au forfait avec moi, commence toujours par contre-offrir audacieusement. Les somnoleurs grognent, se retournent. Je m’énerve. L’affaire se conclut.

Je reste au volant toute la nuit jusqu’à l’aube, en des heures qui me laissent un souvenir indivisible d’application et de nerfs bandés. Pas un mot inutile entre Bala Datt et moi. Il dort en regardant. Il me répond sans se réveiller quand je lui pose une question. Nous sommes rivés dans un même guet, moi en action, lui passif, tout simplement.

Je m’attends à chaque instant à un incident. Le fait de la patrouille rencontrée, le trop complet silence des étendues entre bourgs, gardés, au pied de ces défilés où des tribus ont sorti leurs couteaux, me préparent aux surprises.

De longs milles durant, nous suivons un défilé resserré entre deux chaînes de trois mille mètres, dont le centre est Shahjui.

Je me dis que j’ai eu de la chance de tomber sur les mousquetons des réguliers. Les rebelles m’auraient traité autrement. D’ailleurs, n’ayant pas d’autos, ils auraient tiré sur la mienne sans sommation, bien certains qu’elle ne pouvait appartenir qu’à des gens du gouvernement. Mais rien. Il est clair qu’ils savent la route royale gardée et se contentent de tenir, en retrait, leurs positions de rochers. Il paraît d’ailleurs que la troupe les y enfonce en y poussant des pointes aventurées.

Le mauvais parcours est de soixante kilomètres. J’arrive au bout sans alerte, en respirant. Je boirais bien — si j’en avais ... — du cognac au goulot. Mes mains sont gelées. Quant à mes vêtements chauds, ils sont bêtement au fond de mes bagages. Je grelotte à tel point que je m’enveloppe du sac à provisions (sans provisions), emporté comme « en-cas », et qui me servit dans mon expédition manquée de Karachi à Bela.

Une violente détonation coupe le ronron de la Chevrolet. Cette fois-ci, ça y est : les Suleimans ! Nouveau freinage, circonvolution, sarabande de cailloux. Nous restons cois.

Aucun canon de fusil n’émerge de l’ombre. Aucun ordre vociféré. Seulement nous penchons à gauche tel un vaisseau torpillé : nous venons de crever ...

Je prête la main à Bala Datt, de peur qu’il ne me réédite la chute de cric d’avant Ghazni. Un caillou, si aigu qu’un archéologue se hâterait d’y reconnaître un préhistorique couteau, a fendu notre pneu comme une banane mûre à point. Il faudra veiller, car la rechange nous manque après cette chambre et cette enveloppe perdues !

À Kalat-i-Ghilzaï, il n’est plus possible de résister au sommeil et au froid. Si je ne bois pas chaud, à défaut d’alcool, une balle ne me réveillerait pas ! Le sang est immobilisé. Le même encombrement de dormeurs et de véhicules qu’à Mukur barre la traversée. Dans notre avance prudente au ras des crânes et des pieds, nous remarquons un débit de boissons. Les bouilleurs en métal nous lancent des reflets, et les profondeurs de la crasseuse échoppe sont un court instant éclairées. J’ai arrêté, Bala Datt saute à terre.

Je le vois enjamber des corps, se baisser sur eux comme un berger qui chercherait dans une bergerie un mouton particulier. Je n’ai jamais su à quels indices il avait sans erreur identifié le patron. Il le tient, s’acharne sur lui, et le met sur pied tout geignant. Cet honnête commerçant des pistes éternelles se met à officier. Il devient tout gentil en s’éveillant peu à peu. Il a perdu la faculté de s’étonner. Notre demande lui paraît normale. Des braises raniment son feu. Il rajoute de l’eau dans la bouilloire-chaudron, nettoie des tasses et nous adresse de pâteuses questions coupées de bâillements. Bala Datt répond n’importe quoi et bâille encore plus grand.

Le chant de l’eau qui bout ne tarde pas à s’élever. Il nous regaillardit rien qu’au son ... Et voici à son tour l’exquis arôme du thé afghan vert. Fortement sucré, ce breuvage est un tonique pénétrant.

François BALSAN.

Le Chasseur Français N°634 Décembre 1949 Page 827