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Lièvres

La neige tombait depuis la veille. Déjà la grande nappe blanche recouvrait les prés jaunis et les labours d'où émergeait encore le faîte brun des sillons, redescendait les pentes, s'amoncelait dans les bas-fonds. Aux flancs des coteaux, les grands fourrés de genêts mettaient de larges carrés sombres. Toute la nuit, sous l'avalanche légère de flocons blancs, la hase avait erré, lourde de la progéniture dont ses flancs étaient chargés, cherchant un bon gîte où abriter les petits qu'elle allait mettre au monde. Elle avait exploré des bordures de bois, des rebords de fossés, des landes de bruyères et les fougères des grandes pentes. Mais elle craignait ces lieux où les bêtes fauves savent si bien se cacher et se couler ensuite pour fondre sur leur proie. Elle s'arrêtait parfois pour tondre, de quelques coups de dents, une touffe d'herbe qui n'était pas encore recouverte par la neige Ou quelque feuille de chou encore sur pied. Enfin il fallut bien s'arrêter quand elle sentit que l'heure était venue. Elle se trouvait alors sur le grand plateau où quelques genêts épars mettaient leurs touffes drues. Elle s'arrêta au pied de l'un d'eux qu'abritait un petit repli de terrain, gratta la neige de ses pattes et se coucha, harassée et tremblante de fièvre, sur le lit d'herbes sèches qui se réchauffa sous son corps. Bientôt, l'un après l'autre, deux levrauts naquirent, tandis que, tout autour, la neige, mais plus lentement, tombait encore. Longtemps elle les lécha, lustrant leur jeune toison claire, tandis qu'ils cherchaient la chaleur de son corps. Cependant elle vit venir le jour. Alors elle les recouvrit, comme elle put, d'un peu d'herbe et, les laissant là, seuls, alla se gîter plus loin, afin que son nid ne soit pas découvert si quelque bête venait à la flairer. Elle se ferait poursuivre, éloignant ainsi le danger, puis trouverait bien le moyen de faire perdre sa trace.

Au matin, la neige avait cessé, le ciel s'était éclairci, et un pâle soleil filtra même à travers les nuages qui encore couraient dans le ciel, poussés par le vent d'hiver. Elle se hâta vers ses petits afin de leur porter la tétée que, goulûment, ils prirent. Leurs yeux étaient encore clos, mais ils avaient déjà, sur le front, les lignes plus sombres marquant les crânes clairs et, au bout de leurs minuscules oreilles, la tâche qui, plus tard, devient noire. Ils se hâtaient, suçant le lait maternel d'une lèvre avide, se bousculant parfois et roulant hors du gîte qu'ils avaient vite regagné en rampant, aidés par la patte de la mère. Dès qu'ils furent rassasiés, celle-ci s'éloigna, allant reprendre sa place au gîte voisin. Plusieurs fois ainsi, durant la nuit, elle alla les allaiter au cours de sa tournée de pâture, car il fallait bien songer aussi à soi. Il restait encore dans les terres choux, luzernes, trèfle et, dans les prés abrités, l'herbe que l'hiver n'avait pas tout à fait flétrie. Ainsi, pendant des jours, elle donna aux jeunes le suc de vie qu'elle portait en elle. Puis, un beau matin, elle pensa qu'elle avait assez fait pour eux et qu'ils pouvaient se débrouiller seuls. Alors, la nuit, ils commencèrent à gambader à leur guise, rejoints parfois par la mère qui semblait encore vouloir veiller sur eux et les menait paître avec elle. Puis, au jour, elle regagnait son coin et eux, le leur ; mais ils s'étaient déjà séparés, car les lièvres ne vivent pas en compagnie. Chacun chez soi et pour soi, ainsi que le veulent les lois de la race.

La lune, par deux fois, avait éclairé les nuits. Les levrauts avaient pris du poil et de la force, et leurs longues pattes de derrière savaient déjà se détendre brusquement pour les grandes gambades et les courses rapides. L'un d'eux avait quitté le coin de sa naissance ; l'autre restait fidèle au plateau herbu.

Alors commença la vie libre, heureuse, où l'on peut, toute une nuit, batifoler à son aise, courir les champs sans crainte au gré de sa fantaisie, jusqu'au petit jour. Un matin, s'étant trop attardé, notre jeune étourdi, eut grand'peur en entendant, non loin, les cris de ces bêtes que les hommes domestiquent pour la poursuite du gibier. C'est en hâte qu'il alla se gîter dans un grand carré de bruyères à l'orée d'un bois où il serait assez caché pour être en sûreté. Il se tassa de son mieux sous la verdure protectrice, tête rentrée et oreilles couchées sur l'échine. Il resta là jusqu'à la tombée de nuit, où il put enfin sortir de sa retraite. Mais, cette fois, il n'attendit pas l'aube ; et il faisait encore grand'nuit sur le plateau quand il regagna son gîte accoutumé.

Ainsi passaient les jours, et, au fur et à mesure qu'ils avançaient, on sentait venir la belle saison où tout renaît. Il ne tombait plus de neige, l’herbe poussait drue et tendre, et on n'avait plus besoin de grignoter les genêts amers, les écorces des arbres ou les troncs de choux oubliés dans les terres. Les trèfles, les luzernes verdoyaient à nouveau, et l'on pouvait, si l'on voulait, se rassasier toute une nuit sur la même place. Mais le lièvre, au printemps, aime les grandes randonnées nocturnes, et notre jeune bouquin courait, déjà, les belles en mal d'amour dont on entendait les appels dans la profondeur des nuits. Et puis vinrent les longues journées chaudes. Il faisait bon se prélasser bien étendu sous les grandes branches de genêts, les taillis de noisetiers des bordures, les trèfles dont le parfum remplissait les narines, ou les rejets de vernes dans le fond des vallons et au bord des ruisseaux. Les jours où soufflait le vent, il s'allongeait entre deux mottes d'un vieux sillon, tassé sur la terre brune et se confondant avec elle. Il ne voyait alors rien d'autre que l'immensité du ciel où, parfois, courait quelque nuage qui, en passant, le recouvrait d'ombre un instant, ou quelque alouette qui montait, montait, en poussant ses roulades éperdues.

Quand s'assombrissait le temps, annonçant quelque journée pluvieuse, il savait bien trouver une pente caillouteuse, abritée du vent de pluie, et se gîtait sous quelque vieille souche, au pied de quelque roncier poussant entre les pierres, ou contre le tronc à demi couché d'un arbre mort. Car le lièvre n'aime point mouiller sa fourrure, sauf par grande chaleur où il ne craint point, pour traverser un ruisseau ou une rivière, de se mettre à l'eau. Ah ! il n'est pas beau quand il sort de là, ruisselant et poil collé aux flancs. C'est un piètre nageur qui bat les pattes comme un novice en faisant rejaillir l'eau tout autour de lui. Arrivé sur le bord, il s'ébroue, aspergeant tout autour de lui, se roule un peu dans l'herbe et, après quelques gambades et une bonne course, va s'étendre au pied d’un talus que chauffe le soleil.

Mais hélas ! la vie des lièvres finit, souvent, bien durement.

C'était un matin chaud de l'été finissant. Les champs, moissonnés, étalaient leurs grandes étendues de chaume où couraient les perdrix à la recherche des grains oubliés ; les tourterelles roucoulaient dans les chênes, et, dans les grandes herbes, dans les trèfles, se faufilaient les cailles s'apprêtant au grand voyage. Notre lièvre était gîté sous la bruyère, en bordure d'un petit bois de pins où jacassaient les geais. À travers les brindilles fleuries de rose, son grand œil fauve apercevait la plaine que limitait, à l'horizon, la ligne bleue des coteaux. Il somnolait, museau sur les pattes et oreilles couchées, dans une douce béatitude, quand des bruits résonnèrent dans le clair matin. Il se blottit encore davantage, se faisant le plus petit possible. Les bruits se rapprochèrent, bruits de pas, de cailloux bousculés, d'herbes froissées, et, tout d'un coup, éclatèrent les abois des chiens sur sa piste. Il ne bougea pas ; il avait fait, avant de se gîter, quelques retours sur ses pas, puis deux ou trois bonds désordonnés et, enfin, un dernier saut qui l'avait amené dans son gîte. Ce sont ruses pour dépister les poursuivants. Il les connaissait par atavisme, les ayant dans le sang dès la naissance, comme tous les siens. Ces stratagèmes réussissent parfois. Pas toujours, hélas ! car, après quelques hésitations, les chiens entraient dans la bruyère, suivis du chasseur qui les excitait de la voix et piétinait les touffes, près de le toucher du pied. Alors, d'une brusque détente de tous ses muscles, son grand corps bondit hors de sa retraite. Il volait presque, touchant à peine le chaume du bout de ses pattes, devant les cris redoublés de la meute qui hurlait à la vue. Mais il n'alla pas loin. Dans un bruit de tonnerre, il sentit son corps transpercé et, roulant pattes par-dessus tête, il s'affala sans vie dans un dernier sursaut.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 5