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A travers le monde

Sur la route de Birmanie

C'est une des routes les plus sinistres du globe. Elle n'est pas jeune : elle a douze siècles. Elle est célèbre dans toute l'Asie pour les dangers innombrables qu'y couraient les voyageurs. Sa chaussée (qui vient d'être élargie pour y permettre le passage d'une automobile), il y a peu d'années encore, sur bien des points, n'atteignait pas un mètre de largeur. Aujourd'hui, comme hier, elle continue à s'effriter dans les précipices. Sur des ponts suspendus branlants elle passe, à de folles hauteurs, des torrents innombrables et des fleuves dont deux au moins sont parmi les plus impétueux et les plus capricieux d'Asie. S'agrippant aux rochers dénudés, en quelques kilomètres, à plusieurs reprises, elle s'élève de moins de huit cents mètres à plus de trois mille. De vallées brûlantes et humides, pleines de fleurs, de moustiques, de serpents et de bêtes sauvages, elle arrive sur des plateaux couverts de neige, traverse des déserts volcaniques, bouleversés de soubresauts géologiques, de roches coupantes, où nulle plante ne saurait vivre. Des crues subites, des orages terrifiants menacent constamment les voyageurs qui, dans la plupart des cas, ne peuvent espérer ni abri, ni réconfort, ni secours. Jadis se dissimulaient, et aujourd'hui, prétend-on, se cachent encore dans la brousse odieuse, à la végétation empoisonnée, des bandes de pillards sauvages et sans pitié.

Nous n'oublierons pas de sitôt les étapes insensées. L'une des premières (la seule du genre d'ailleurs !) fut un éblouissement. Nous roulions à travers des massifs géants de rhododendrons en fleurs, de magnolias, de fougères gigantesques, et parmi des halliers profonds pavoisés d'orchidées. Le sol disparaissait sous des lits de mousses verdoyantes. Ce paradis s'appelle la Vallée de la Mort. C'est celle de la Salwin, où, sous les ombrages impénétrables, de la pourriture permanente du sol s'élèvent « des miasmes pestilentiels dont l'acre odeur de moisissure prend à la gorge ». C'est le domaine des serpents et des sangsues.

On passe la Salwin, dont la vallée, à droite comme à gauche, est encore presque totalement inexplorée, sur un pont suspendu à deux arches, qui pour une fois semble solide, et l'on remonte de mille mètres par des lacets à donner le mal de mer, dans une forêt verte et bleue.

Le lendemain nous couchons à Young-Tchand, dont Marco Polo fit une description enchanteresse, sous le nom de Vo-Chan. Depuis le passage du Vénitien, des revers, qui frisent la catastrophe, ont accablé Vo-Chan. Ce n'est plus qu'un sordide village en ruines. Nous y avons dormi dans la première auberge chinoise, qui ne se distinguait en rien d'une porcherie, ni par le sol qui était fait d'un amas d'excréments, ni par les hôtes, qui étaient constitués par un troupeau de gorets couverts d'ordures. Les vitres de nos fenêtres étaient remplacées par du papier huilé criblé de trous ronds. C'est plus tard que je connus la raison et l'usage de ces trous qui n'étaient pas accidentels. Ils remplacent les trous de serrure ! En Chine, quand un curieux désire savoir ce qui se passe à l'intérieur d'une maison, il plante tout simplement son doigt à travers la vitre en papier et approche son œil indiscret : il peut ainsi voir ... sans être vu !

À Long-Kiang, le lendemain, nous traversons le Mékong dans un paysage effroyable. Qu'on imagine, face à face, deux murailles presque rigoureusement verticales, hautes de mille mètres. Une végétation croulante s'agrippe aux rochers couleur d'ardoise. Au fond, large de 50 mètres à peine, hurle, dans des tourbillons d'écume, le Mékong. Un pont enjambe l'atroce abîme. Il est fait de planches attachées sur des chaînes tendues d'une rive à l'autre ; deux petits pavillons, aux toits relevés à la façon de ceux des pagodes, donnent accès à cette balançoire vertigineuse, où notre camion, qui en a juste la largeur, s'aventure à toute vitesse. Le pont ploie, s'affaisse, s'incline ; les planches se disjoignent. Descendu jusqu'au milieu, c'est-à-dire suspendu en plein ciel au-dessus du torrent en furie, notre camion doit remonter l'autre moitié du pont.

Je préfère fermer les yeux, plutôt que voir mon compagnon, le malheureux Peter, les mains crispées et le visage blême de terreur. Quand je les rouvre, nous sommes sur l'autre rive, sous le porche au toit retroussé, devant un autel où les moines ont accroché de petites oriflammes.

Le chauffeur sort sa pipe à opium ; Peter et moi, nous nous précipitons faire brûler un paquet tout entier de bâtons d'encens, à la gloire de Bouddha qui protège si bien les fous.

À Paï-To-Pou, hameau de bûcherons, notre voiture en déroute fait fuir des volées de faisans. Nous en avons l'eau à la bouche, car notre nourriture est peu brillante depuis notre départ de Birmanie : du riz et du poisson sec ! Les auberges, si tant est qu'on puisse appeler ainsi les tanières où parfois nous faisons halte, n'ont rien à nous offrir, hors du thé et, une fois, des œufs translucides conservés dans de la terre glaise et que nous n'avons pas osé manger. À Tali-Fou, qui est une grande ville, nous ferons un sérieux et beau repas : du moins le pensons-nous et l'espérons-nous ! Mais nous ne sommes pas encore à Tali-Fou.

De nouveau un pont suspendu, en fer celui-ci, mais cela ne vaut pas mieux. Je ferme les yeux, Peter aussi, et chaque fois le miracle se renouvelle : nous ne tombons pas à l'eau. L'on finit par se demander même comment l'on peut tomber à l'eau ! Je me suppose devenu capable de faire de l'équilibre sur un fil de fer ...

Nous approchons de Tali. Voici Hsiao-Kouan, tumultueux carrefour de trois grandes routes, gare régulatrice d'où se dispersent les caravanes vers la Chine, le Tibet et la Birmanie.

Ce ne sont que caravansérails plus pouilleux les uns que les autres, il est vrai, mais fort achalandés.

Nous coucherons dans l'un d'eux sur des nattes douteuses, au milieu d'une vermine tenace. Notre chauffeur s'est enivré. Il a le vin mauvais. Il a battu son boy, qui s'est enfui, et maintenant c'est à nous qu'il cherche dispute. Comme nous avons appris à demeurer quand il le faut très imperturbables, et qu'au demeurant nous ne comprenons pas le chinois, nous avons le beau rôle. L'homme s'en va, le regard méchant, en proférant des menaces. Cela ne nous empêche pas de nous endormir. Quand nous nous réveillons, la surprise est mauvaise ! Nous trouvons autour de nous tous nos bagages, que nous avions, comme d'habitude, laissés dans le camion. De celui-ci, point de traces. Des personnes bienveillantes, par geste, nous expliquent : « Parti le camion ! Parti sans vous ... ce matin, à l'aube ! » Sans être tragique, la situation est grave. Non pas seulement que nous avions payé d'avance trajet, pourboire, etc. Plaie d'argent n'est pas mortelle, même pour nous, dont la bourse est devenue très plate. Mais nous ne connaissons pas le chinois. Qu'allons-nous faire dans ce bled perdu ?

Irons-nous jusqu'à Tali ? Il n'y a guère qu'un jour de marche. Là-bas, nous savons l'existence de missionnaires européens qui ne manqueront pas de nous aider. Mais nous ne pouvons laisser ici nos bagages : nous ne les retrouverions jamais, et, tout de même, si peu qu'elles vaillent, nous tenons à nos hardes ...

Le tenancier du caravansérail profite de notre désarroi pour hausser vertigineusement le prix de ses services. Pour un maigre déjeuner constitué de nourritures incertaines, il nous extirpe une liasse de dollars. Autant que pour un repas de noces, sans aucun doute ! Demeurer ici à attendre est vouer notre économie à la ruine ; d'ailleurs les puces, les poux et les punaises (peut-être que nos blancs épidermes sont pour ces bestioles un régal inespéré) rendent la place intenable.

Rester ? impossible ! Partir ? impossible !

Que faire ? ... Occidentaux jusqu'aux moelles (quoi que nous prétendions), nous nous faisons beaucoup de bile.

Le temps passe. L'hôtelier, qui a compris notre résistance à son exploitation éhontée, nous lorgne sans ménagement. Ses clients, excités par lui, nous considèrent avec une hostilité qui ne se dissimule guère. Certains commencent à nous chercher querelle. Bientôt Peter manque de se prendre au collet avec un énergumène couvert de loques, de crasse et de pustules, qui vient à peu près de lui cracher au nez. La journée s'annonce mal. Comment finira-t-elle ?

Nous avions bien raison de dire qu'il y a un bon Dieu pour les fous !

Une fois encore, nous allons sortir de ce mauvais pas.

Nous n'irons pas à Tali et je ne verrai pas, cette fois du moins, la ville aux toits dorés, porte du mystérieux Tibet. Un miracle (notre équipée en est payée !) vient se produire sur le coup de midi ... Dans un nuage de poussière, faisant fuir dans les champs des bandes de chameaux apeurés, une torpédo toute blanche est arrivée. Un homme de notre race la conduit. Nous l'assiégeons. Nous sommes sauvés. C'est un Américain représentant à Yunnan-Fou une importante firme d'automobiles d'outre-Pacifique. Il est éberlué de notre aventure. Au récit de la conduite de nos hôtes, il fait comparaître (car il parle chinois, lui !) le patron de l'auberge, lui adresse les remontrances qui conviennent et le menace sans doute de foudres terribles, car l'individu se jette à quatre pattes, implorant un pardon qui ne lui sera pas accordé.

L'atmosphère change dans tout le caravansérail. Les marques du plus immense respect nous sont maintenant prodiguées sans réserve. On nous apporte en grande cérémonie nos bagages. On nous offre des excuses et même des cadeaux (quelques poulets maigres et trois canards séchés), que nous repoussons avec hauteur. Bientôt la torpédo se met en route, au milieu des courbettes doucereuses de nos ennemis de tout à l'heure. Nous nous choquons de tant de lâcheté. Notre sauveur, lui, s'en amuse : « C'est la Chine ... »,dit-il.

Nous nous émerveillons des coussins moelleux, du confort du luxe. Peter se grise de cigarettes de Virginie. Dans une auberge, proprette celle-là, nous ferons un festin royal à l'aide de conserves américaines tirées du coffre de la torpédo. Nous dormirons sur des lits de camp sans punaises ni puces. Est-ce vraiment croyable ?

Et puis, au soir du lendemain, nous entrerons par une poterne sombre et toute moyenâgeuse dans une ville qui nous semble énorme et grouillante ...

C'est Yunnan-Fou.

Notre longue étape a pris fin. Nous sommes au milieu de la Chine ...

Gaétan FOUQUET.

Le Chasseur Français N°635 Janvier 1950 Page 62