À mon petit-fils.
Te souviens-tu, mon petit Henri, du 7 octobre dernier.
Pour bien des gens, ce ne fut qu'une radieuse journée d'un bel automne. Pour
toi, ce fut un très grand jour, le premier où tes petites jambes de sept ans m'emboîtaient
le pas pour suivre les chiens courants.
La veille, je t'avais emmené chez mon vieux camarade Eusèbe,
le maréchal. À notre venue, il lâcha le pied de la jument qu'il tenait et
toucha son béret. Il te tendit la main avec un bon sourire. Car, sous sa rude écorce,
Eusèbe n'est que bonté pour les petits, et tu le sais du reste. Ce sourire
éclaira sa figure -tannée, piquetée par un demi-siècle d'escarbilles et de
limaille de fer. Seule, en travers du nez, une vieille balafre a laissé une
mince ligne claire. Souvenir d'un jour où, traversant une épaisse bordure et
surpris par la brusque apparition d'un lièvre, il levait précipitamment sa
terrible pétoire, lorsqu'un mauvais églantier tout en griffe le harponna à
pleine peau et le garda prisonnier. Quant au capucin, il fila sans demander son
reste, sans même s'arrêter pour remercier ce « bagoulian » dont
l'hameçon crochu venait de le sauver du civet. Ce lièvre était un ingrat.
Eusèbe et moi sommes camarades de longue date, d'une amitié
plus que trentenaire, née au retour de l'autre guerre, un jour brumeux de mars où
nous nous rencontrâmes, le fusil à la main, aux trousses d'un même lapin. Rien n'est
solide comme une amitié de chasse. Et, qui plus est, Eusèbe est mon conscrit,
ce qui ne nous fait plus jeunes, mais, pour bien des choses, l'âge appareille
les goûts et les idées. D'ailleurs lui, cinquante ans de dur labeur et — je
dois bien l'avouer — quelques chopines de blanc l'ont gardé robuste, aussi
vert qu'une pomme à la Saint-Jean. Encore maintenant, il irait une journée
entière derrière les chiens et, pour les appuyer au cœur d'une brande épaisse,
ses cheveux-gris n'en craignent pas un.
— Eusèbe, vous me rendrez bien un service. Voilà, j'ai
promis à mon petit-fils qu'avant qu'il ne retourne au Maroc je lui ferais voir
un lièvre. Voulez-vous que nous allions le lui chercher demain à la Cygne ?
Vous prendriez votre Bouboule, peut-être aussi votre Xantor, malgré qu'il soit
jeunet, mais les chiots c'est comme les gosses, il n'est jamais trop tôt pour
les y mettre. Je ferai signe au Président de venir avec son Ravageaud. Du
diable si nous n'en lançons pas un.
— Entendu ! fit Eusèbe, ce serait bien rare si
m'sieur Henri en voyait pas courir quelqu'un.
Du coup Bouboule, lové en rond devant la forge, s'étira et s'en
vint dire bonjour en tortillant de la queue : il avait compris. Quant au Xantor,
espoir de nos saisons futures, cet innocent en était encore à l'âge de courser
la volaille et de lever la patte sur les meubles bien astiqués de sa patronne.
Le reste, il s'en fichait.
Sur un chemin défoncé, boueux, resserré entre de grosses haies
tortues, ma carriole paysanne tanguait, roulait, cahotait aux ornières, et le
cheval peinait à nous mener au terme du voyage. Il y parvint enfin. Au détour
d'un boqueteau, les toits à la Mansart d'une ancienne gentilhommière, déchue au
rang de ferme, se profilèrent sur l'azur. Les premiers feux du soleil éclaboussaient
de rose leurs vieilles tuiles et lustraient leurs ardoises de reflets irisés :
la Cygne sur sa croupe, dominant ses prairies, ses bois et ses étangs.
L'on découpla. La suite ne fut pas brillante, nous battîmes
en vain de vieux chemins perdus hérissés de ronces sous une voûte de chênes, d’épais
ajoncs, de vastes champs de genêts, nous poussâmes même jusqu'au petit bois de
la Boutaury, malgré que, d'avance, nous sachions qu'il n'y a jamais rien sous
son gaulis trop clair.
Tout juste si, passant par un carré de topines fort
démesuré, les chiens y poussèrent un chêti lapin. Le lapin, ce gibier du
pauvre, le goujon du chasseur.
Du goujon ! est-ce là le dîner d'un héron !
Je l'eusse tiré tout de même s'il avait paru, mais ce petit
lâche refusa obstinément de quitter l'abri tutélaire de sa futaie de
topinambours aux cimes fleuries d'or.
Cependant le soleil avait monté, brûlant, buvant la rosée et
dévorant toute voie. Nos chiens, dépités, tiraient la langue et traînassaient
sur nos talons. Pourtant Bouboule, si sûr dans ses coups de nez, avait fouiné à
toutes les coulées. L'ardent Ravageaud, orgueil de son maître, ce vaillant chien
qui de sa vie n'a « passé un lièvre », avait fait tout son devoir, en
vain ... Quant à mon vieil Eusèbe, son honneur était en jeu, il tenait à
te montrer ton lièvre et n'avait pas laissé une « éronce » sans y
fourrer son canon de fusil, mais rien n'était sorti d’aucune, rien ...
Restait notre espoir, le Grand Bois, dont l’ombre fraîche est
chérie des lièvres aux jours brûlants. Eusèbe et la « meute » en feraient
les lisières durant que le Président filerait au fameux poste du Vieux Poirier,
et moi à la corne lointaine qu'affectionnent les capucins pour sauter en
plaine. Ce ne sont pas tes petites jambes qui nous mirent en retard pour gagner
notre poste, tu allais mieux que mai, ce furent les miennes, elles commencent à
peser s'il faut traverser un labour. Je peinais sur un guéret lorsqu'un coup de
voix étranglé de Bouboule — qui n’a jamais menti — m'avertit de
presser. Puis un autre me dit que cela chauffait dur. Et ce fut aussitôt la
furie du lancer. Le fausset de Xantor et le trombone de Ravageaud vinrent à la rescousse.
Le bouquin — car c'en était un, un vieux madré — ne perdit pas son
temps à balancer sous bois, il fila d'un trait, les chiens aux fesses, sauta à
la corne du bois et s'en fut tout droit à la Croix de la Cygne. Hélas ! nul
de nous n'y était pour lui faire réciter sa dernière oraison ... L'un
après l’autre les chiens s'en revinrent, la queue basse et la langue longue ...
Mon pauvre Henri, je te sentais tout triste, tout déçu :
« Alors, grand-père, nous n'aurons même pas un lièvre à rapporter à bonne
maman ? » Ma réponse n'était guère pour ton âge : « Vois-tu,
mon petit, la chasse est à l'image de la guerre, la victoire est parfois le
fruit d'une seconde heureuse, et plus souvent celui d'une longue patience. »
Tu me compris pourtant : « Eh bien ! bon papa, nous attendrons
tant qu'il faudra, mais nous l'aurons. » À cela j’ai senti qu’un jour
viendrait où tu serais un chasseur, un vrai.
Les chiens n'en voulaient plus, le mieux était de les mener
reposer au domaine et demander à la Marguerite une assiettée de sa soupe.
Dans sa vaste cuisine, elle s'affairait, active, vive à la
repartie, atteignait son beau linge, sortait de sa maie de cerisier la miche
ronde de pain blanc, le taillait dans la soupière et trouvait encore le temps
d'égratigner notre amour-propre.
— Ah ! bon sang de bon sang, n'en v'la-t-il des jolis
chasseurs ! Mais, père Eusèbe, c'est point la peine de vous promena avec vouté
bande de chis, pour pas en faire couri seulement un pour Monsieur Henri !
Do ièbes, mé j'en vé à belle journa sans lou chercha. Pas pus tard qu'hier en
menant mes bêtes au pâtureau, i ai monta sur une. O l'o manqua d'empourta mon
sabot en s'arrachant de d'sous mes pieds. Hou ! bonnes.gens ! que
foutra de îèbe, qu'alle m'a fait peur ! tant qu'au soir i m'suis couchée
malade.
Eusèbe n'appréciait guère ces compliments à rebours. Malgré
la soupe épaisse, onctueuse et fumante, malgré le chabrol et l'omelette qui
suivit, il demeurait bougon et restait aussi muet qu'un poisson de mes étangs.
S'il eût parlé, il eût fait un malheur. Marguerite, dont au fond le cœur est d'or,
voulut le consoler.
— Allons, père Usèbe, fasez-nous pas une figure
d'enterrement, faut pas vous désoula pour une ièbe de perdue, c'tantôt dans la
brande n'en retrouverez bé d'autres.
Eusèbe est un philosophe, il haussa les épaules et laissa
tomber. Le Président répondit pour lui :
— Mais, taisez-vous donc, saprée Marguerite, on n’entend
plus que vous. Vous êtes bien toutes les mêmes, à parler sans savoir. Mais, ma
pauvre enfant, croiriez-vous par hasard que les lièvres c'est comme les filles,
une de perdue, dix de retrouvées ?
La coupable prit un air contrit, tournant son tablier entre
ses doigts :
— Bé oui ... j'croyais. M'sieur l'Persident peut veire
comme ou est bête quand ou n'so pas ... faut pas qu'il m'en veuille si j'suis
comme quo, c'est point d'nâtreté, c'est d'naissance.
Enfin le déjeuner s'acheva et, puisque Marguerite l'avait
dit, nous fûmes à la brande des étangs en chercher un autre, sans conviction.
Personne n'y comptait plus. Seule ta foi juvénile y croyait encore.
Assis sous un chêne, à la chaussée de la Vergnade, jambes
pendantes au-dessus de l'eau, le fusil posé en travers des genoux, j'attendais
qu'Eusèbe eût fait le tour des lisières et que l'on rentre. Par cette chaude
après-midi, les chiens ne ramasseraient-pas le moindre bout de voie. À peine
avais-je entendu un vague récri lointain de Bouboule, et le silence était
revenu. Je me distrayais en regardant moucheronner les carpes, dont les sauts
crevaient le miroir de l'onde.
— Dites, bon papa, vous aimeriez mieux si nous avions le
lièvre que toutes vos carpes.
— Oui, mon petit, mais ce ne sera pas pour aujourd'hui.
Ce fut juste la seconde que choisit le capucin pour
paraître, je ne me doutais pas de ce que ce dérobard nous arrivait dans le dos
par la verte prairie. Il sauta la chaussée à trois pas de nous, il nous aperçut
en même temps que je le vis, je devinai cela à la brusque détente de ses
jarrets nerveux. Il filait droit devant, sur la berge allongée entre le bois et
l'eau ; la pente du terrain le mit à hauteur de mes yeux. Je n'ai plus la
souplesse de me dresser d'un bond, je dus tirer assis. Ce n'est pas gros un
lièvre en plein cul, à quarante pas, si l'on n'en voit ni les flancs, ni
l'échine, il y a de la place autour. Je visai posément. Lorsque mon guidon
masqua le petit point noir qui paraissait sous la houpette blanche, je tirai ;
le lièvre s'affala, tel un chiffon. Une courbe du sol et quelques brins de
saule me le masquèrent, je devinai qu'il se traînait.
— Cours, cours vite, rattrape-le.
Quarante mètres, c'est long à gagner pour des jambes de sept
ans, lorsqu'il faut courir sur une argile recuite, trouée du pas des bœufs,
avec de grosses galoches et des mollets nus que griffent les épines. Pourtant,
lorsque le lièvre, se traînant sur le ventre, quitta la berge pour le chemin
d'herbe verte qui rentre au bois, tu arrivais sur lui, la trique levée. Un
sursaut le jeta dans une broussée; au delà la brande boisée était impénétrable,
tu le perdis.
J'arrivais. Eusèbe, le Président, les chiens rallièrent. Le
rouge te brûlait les pommettes et le feu te sortait des yeux.
— Il est tombé là, grand-père, criais-tu, haletant,
fauchant de ton bâton les fougères qui te l'avaient dérobé. Il est là, il est là,
vous allez le trouver.
Tu ne savais pas qu'entre le défaut d'un lièvre à l'agonie
et la casserole il y a loin parfois. Comme il leur advient souvent en telle
occurrence, celui-ci n'émettait plus de voie. Les chiens reniflèrent la terre
chaude et n'y trouvèrent rien. Eusèbe les appuyait de son mieux, écrasant la
broussaille, écartant la ramille :
— Tia ! tia ! tia ! il va là, mes beaux.
Ah ! ah ! ab ! ah ! il est là, trouve-le, mon Bouboule,
trouve-le.
Le Bouboule, courageux, se décida ; il eut un coup de
nez, se coula dans une rentrée et fit péter la ronce. Ravageaud le suivit. L'on
entendit au fourré un grondement rageur, un craquement, la hargne des chiens.
— Ça y est ! ils l'ont, fit Eusèbe.
Les bras en avant, tête basse, il bourra dans les épines,
tel un sanglier. Horreur, Bouboule était sur un gîte de hérisson, mordait la
pelote d'épingles, la lançait en l'air et rognait de fureur.
— Bravo l’Eusèbe, complimenta le Président, vous ne
nous aviez pas dit que vous achetiez vos chiens chez les « baraquoins ».
O Président ! que dîtes-vous là ! L'on m'a
rapporté depuis qu'un tel affront sanglant n'avait pu se laver qu'au retour,
chez Marsaudon, et que le lavage vous aurait coûté fort cher. Avouez que vous
ne l'aviez pas volé !
Bouboule lâcha son gibier ...
... Cette fois, mon lièvre était irrémédiablement
perdu, nous rentrerions courbés sous le double poids de ma bredouille et de ta
désillusion d'enfant.
Nous revînmes au sentier.
— Il s'est trompé. Monsieur Henri, l'ièbe est point
rentrée là où qu'il dit, le chi la trouverait, l'aura continué.
— Si, si, répondais-tu indigné, là, c'est là que je
l'ai vu, il est dedans. Et, du bâton, tu montrais les fougères.
« Oui, pensais-je, il est là dedans, mais pas pour
nous, pour les renards et les mouches. »
Et soudain éclata le triomphe de mon vieux camarade :
— Ho ! guettez donc, m'sieur Henri, Xantor qui l'emmène !
A c'coup, frères, y est.
À dix pas de nous, le chiot l'avait sorti de je ne sais où
et le traînait sur l'herbe du chemin. Tu te jetas sur lui et, tous trois, vous
fûtes emmêlés un instant : le premier lièvre de deux innocents.
Tu voulus le porter toi-même au domaine, malgré que ses sept
livres pesassent lourdement à tes bras minces. Tu allais à travers la prairie,
tes mains tendues élevaient en l'air ces longues gigues poilues que tu avais vu
faucher par le plomb, et les longues oreilles balayaient au passage l'ombrelle
des petits champignons rosés. À mon coté, mon vieil Eusèbe te regardait aller joyeux,
et je le devinais aussi content que moi.
Henri, tu grandiras. Un jour, tu le rouleras toi-même, ton
premier lièvre. Sera-ce dans ton bled atlantique, ou la dune mouvante de sables
blonds se berce à l'éternelle chanson de la longue houle océane ? ou bien
dans un verger d'orangers en fleurs de ta plaine saadienne torréfiée de soleil,
sur laquelle veillent les cimes de l'Atlas neigeux ? Sans doute ne le
saurai-je jamais ; mais ce jour-là, peut-être, auras-tu une pensée pour le
vieux grand-père qui fit courir pour toi le premier lièvre de ta vie !
Albert GANEVAL.
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