En Amérique du Sud, on le nomme pato real, autrement
dit : canard royal. C'est un des plus rares, un des plus magnifiques coups
de fusil que l'on puisse réussir sur gibier d'eau.
Par expérience, les chasseurs savent que les canards ne
constituent pas un gibier très facile à approcher. Cependant aucune comparaison
n'est possible avec le « pato real » ; je crois que celui-ci
détient le record de la sauvagerie, et c'est la raison pour laquelle on n'a pas
souvent l'occasion d'en rapporter.
Le canard royal est de la taille d'une oie sauvage ; je
n'en ai jamais pesé ; mais j'estime que son poids est de l'ordre de trois
à cinq kilogrammes. La couleur de son plumage dorsal est à peu de chose près la
même que celle de notre canard-dinde domestique. Il a du blanc dans les ailes
et son ventre est gris beige. Le bec est noirâtre. Les pattes seraient
semblables à celles de tous les canards, ne seraient-ce ses griffes plus
développées et plus crochues.
Il se tient près des cours d'eau, près des lagunes, au
milieu des forêts les plus désertes. J'en ai aperçu des groupes de huit ou dix,
plus fréquemment de deux ou de quatre. Au moindre bruit, à la moindre alerte,
ils quittent les rives pour aller se percher sur les arbres de la forêt, dont
ils ne s'éloignent jamais et d'où ils peuvent surveiller plus aisément
l'horizon. De loin, un œil non exercé peut les confondre avec des vautours
noirs.
Il est rare, à découvert, de pouvoir les approcher à moins
de cent cinquante à deux cents mètres, par conséquent hors de portée d'un fusil
de chasse et cible difficile à la carabine. Par contre, si la forêt n'est pas
trop dense, on peut essayer de les atteindre sous bois, à condition de le faire
dans le plus grand silence, car au moindre bruit ils s'envoleront.
L'épaisseur de leur plumage et de leur chair les rend peu
vulnérables, au plomb de chasse, et, compte tenu de la distance, même sous
bois, on a plus de chances d'en arrêter à la carabine qu'au fusil.
Quand, dans le Chaco, la saison des pluies provoque des
inondations d'une étendue considérable, on assiste à d'extraordinaires passages
d'oiseaux d'eau. J'ai vu alors, pendant des heures, à perte de vue, des nuées
de bandurias (genre de gros courlis couleur gris-perle), des bandes
innombrables de canards de toutes sortes, des cygnes à col blanc, des cygnes à
col noir, des bandes incroyables d'aigrettes, de cigognes, de flamants roses.
Parmi eux quelquefois, mais rarement, des patos reales. Tous ces oiseaux
passaient d'ailleurs beaucoup trop haut pour être tirés. D'où venaient-ils :
des forêts désertes du Brésil, des bords de l'Amazone ? Peut-être.
Parmi ces bandes innombrables, il y en avait qui
s'arrêtaient près des lagunes désertes et qui nichaient. C'était pour nous une
bonne aubaine : en effet, le cuisinier partait le matin avec des paniers
et les remplissait d'œufs avant l'heure du déjeuner.
C'est au cours d'un de ces passages qu'il me fut permis,
occasion que je ne pus jamais renouveler, de tuer un canard royal au fusil de
chasse : j'étais sur un quadricycle à pédales pour voie ferrés, fusil en
bandoulière, quand j'aperçus au loin, perchés sur un québracho, deux de ces canards.
Je descendis et je tâchai de m'approcher par la forêt ; peine perdue :
à cent cinquante mètres ils prirent leur vol. Je remontai sur mon véhicule et
m'apprêtais à continuer ma route quand un sifflement d'ailes me fit retourner.
J'avais encore heureusement le fusil en mains : un de ces canards venait
passer juste au-dessus de moi — curiosité, sans nul doute, mais qui devait
lui être fatale. Je le tirai à chevrotines à quarante mètres et le culbutai.
Quelle belle pièce ! Tenu par les pattes à la hauteur
de ma poitrine, sa tête traînait par terre.
La vieille et sympathique Bordelaise qui, avec son mari,
tenait alors le buffet de la gare de la Sabana, en fit le lendemain un salmis
exquis. Les filets étaient de l'épaisseur du poing. Quinze convives, d'au moins
dix nationalités différentes, s'en régalèrent.
Léon VUILLAME.
|