Le 10 mars 1948, faisant partie d'une reconnaissance
motorisée se rendant en Mauritanie par la piste impériale Agadir-Tindouf-Dakar,
nous quittions à la pointe de l'aube le poste d'Aïn-ben-Tilli pour gagner en
une journée celui de Fort-Trinquet, distant d'environ 400 kilomètres ; si
l'étape s'annonçait longue, nous nous réjouissions cependant de pénétrer dans
le Zemmour, qui est certainement une des contrées les plus giboyeuses du Sahara
occidental.
La gazelle s'y trouve en effet en abondance, la biche-robert
s'y rencontre, et parfois le méfiant guépard y offre la vision fugitive de son
pelage ocellé.
Au désert, le plaisir de la chasse se double d'une
nécessité, celle de la viande. Quelle aubaine pour le poste isolé que nous trouverons
ce soir, saturé de conserves et de corned beef, que de voir arriver un convoi
qui partage avec lui son tableau de la journée.
Six voitures en tout, des Dodge six roues, dont les
équipages étaient composés de vieux sahariens confirmés ; dans le lot,
nous étions deux ou trois chasseurs, tous armés uniformément de la carabine
américaine à répétition.
Pour des raisons de sécurité, il était entendu à l'avance
que nous chasserions chacun à notre tour ; celui qui quitterait le convoi
à la poursuite de son gibier aurait une demi-heure à lui, au bout de laquelle,
bredouille ou non, il rejoindrait obligatoirement le convoi que son absence
forçait à stopper dans la crainte d'un égarement toujours possible et parfois
dangereux.
Invité d'honneur, je suis au départ dans la voiture de tête,
et nous roulons largement échelonnés pour éviter la poussière. Au bout d'une
demi-heure de route, un troupeau d'une douzaine de gazelles est en vue, distant
de 7 à 800 mètres ; à peine l'ai-je aperçue que la harde démarre déjà à
plein galop.
Un coup sur l'épaule du conducteur pour lui indiquer la
route à suivre, grands signes à la seconde voiture pour la prévenir que je
décroche, et cap au large ... Les quelques secondes de manœuvre
nécessaires pour nous faire changer de direction et quitter la piste ont donné
à la harde une bonne avance supplémentaire; à peine distingue-t-on à l'horizon
les taches blanches de leurs croupes, et, bien que la gazelle, d'un naturel
curieux, soit accoutumée de couper sa course de quelques arrêts brusques pour
voir ce qui la menace, celles-ci ont déjà compris et continuent leur fuite.
Mais le Dodge n'a pas dit son dernier mot, son moteur ronronne furieusement,
ses six roues nous portent comme des ailes, le compteur de vitesse monte
graduellement.
La distance diminue, le troupeau largement égaillé, toujours
hors de portée, est maintenant bien visible ; en tête, les femelles ;
derrière, les mâles ferment la marche ; leur course se poursuit à grandes
foulées extrêmement rapides coupées de temps à autre par de larges bonds des
quatre pieds.
Sur le lot, un beau mâle superbement encorné attire
l'attention, on fonce sur lui.
Comme prévenu par un signe mystérieux, le reste de la harde
semble comprendre qu'elle échappe au danger, et son allure se fait déjà plus lente ;
quant au brocard, qui a compris lui aussi, il fonce à une vitesse folle. Le
compteur de la voiture est à 80, et l'animal tient toujours sa distance ;
à bord du Dodge, il faut des prodiges d'équilibre pour encaisser les secousses
que prodigue un terrain assez coupé.
Nous ne sommes guère maintenant à plus de 200 mètres, je
lâche mon premier coup de fusil ; une deuxième balle ricoche sous le nez
de la gazelle, qui fait brusquement un virage à 90. Comme elle défile devant
nous, deux autres balles ; elle accuse la seconde, mais son train ne
faiblit pas malgré une blessure à peu près certaine et les vingt minutes
écoulées depuis le début de la poursuite.
Quelques instants plus tard, une cinquième balle avait enfin
raison du courageux animal, qui roule en pleine action. À peine sommes-nous
arrivés à sa hauteur qu'un goumier saute de la voiture encore en marche, se
saisit de la bête, la tourne en direction de La Mecque et, après un rituel bismillah(1),
lui tranche la gorge. Sans ce rite, la viande serait ce soir inconsommable pour
un vrai musulman.
Vers la fin de l'après-midi, une dizaine de gazelles
figuraient au tableau. Déjà, à des signes presque imperceptibles, le soir
s'annonçait, la lumière se faisait plus douce, et, sur le sol, l'ombre des
arbustes grandissait lentement. Mieux valait donc cesser nos tours successifs
de chasse et continuer sur Fort-Trinquet ; malgré la virtuosité des
goumiers sahariens à se reconnaître en toutes circonstances, un long parcours
de nuit est peu recommandable. Cependant, à la vue d'un magnifique troupeau,
j'obtins de mes camarades d'aller tuer ma dernière pièce.
Poursuite dure, sur un terrain sévère, où de gros cailloux
rendent la conduite malaisée et limitent d'autant la vitesse ; toutefois
je tente ma chance et couche en joue une gazelle, quand un coup sec sur le bras
me fait perdre à demi l'équilibre ; je me retourne pour maudire le
maladroit ou l'importun, mais ce dernier, un goumier de l'équipage, les yeux
brillants, me montre l'horizon.
— Chouf, naâm ! (2).
Les autruches ? Je fais aussitôt stopper la voiture et
m'écarquille les yeux dans la direction indiquée ; je ne vois au loin que
des bouquets clairsemés d'épineux rachitiques tendant vers le ciel de maigres
bras. Mais le goumier est affirmatif, ses camarades s'exclament à leur tour
tandis que je fouille désespérément le désert à la jumelle ...
Quelque chose d'insolite cependant. De longues tiges
ondulent à travers les arbustes, puis, disparaissent ; c'en' est assez
pour que la décision soit prise : droit dessus !
Trois minutes plus tard, je distingue, nettement à l'œil nu
un troupeau de cinq autruches, quatre mâles, une femelle; ils nous ont éventés
et prennent le large au grand trot allongé. Les cinq bêtes sont en bataille, la
femelle, plus petite et vêtue de gris trianon, encadrée par les mâles ;
ceux-ci portent une livrée d'un noir de jais, prolongée vers l'arrière par un
long panache blanc, le tout faisant ressortir l'étrange nudité de leurs énormes
cuisses et de leur cou démesuré que somme une tête minuscule.
D'emblée, j'ai fixé mon choix sur le plus grand des mâles,
encore intirable malheureusement tant du fait de la distance, 800 mètres
environ, que de celui qu'il marche bord à bord avec la femelle que je considère
comme sacrée, et qu'un coup malheureux pourrait atteindre ; il faut se
hâter cependant, car le terrain est de plus en plus rocheux et le parcours du Dodge
devient un véritable gymnkanah.
Distance 400 mètres, deux balles de mousqueton sans
résultats apparents ; une troisième balle, un des mâles accuse le coup,
baisse de pied, prend du retard ; il regagne de vitesse, mais semble
coller péniblement au peloton.
Au moment même où il le rejoint, le grand mâle convoité
change de position et passe à l'extérieur ; un premier coup de fusil le
fait stopper deux ou trois secondes, assez pour que je puisse l'ajuster et lui
envoyer une seconde balle, et il capote dans un grand nuage de poussière et de
plumes. Passant à sa hauteur, je lui donne le coup de grâce, balle de
mousqueton à bout portant, et sans même m'arrêter je continue la poursuite, le
premier animal blessé étant maintenant nettement en retard.
Je ne décrirai pas la suite de la course, sinon pour dire
qu'elle fut sans résultats ; le moteur du Dodge fumait comme une
locomotive, et ses ressorts encaissaient de telles secousses sur les cailloux que
la dérision de sagesse s'imposa, comme celle de l'abandon, et du retour.
Les traces des roues restent notre guide obligé, et elles
nous ramènent à l'endroit où doit attendre la première victime, mais, arrivés
là ... plus rien ! Quelques plumes éparses ça et là, et c'est tout.
Stupéfaits, nous tournons en rond, fouillons les abords,
l'horizon, rien ! ... La hyène la plus forte, en supposant même qu'il
s'en trouvât à proximité, n'aurait pu traîner plus de quelques mètres une pièce
aussi considérable. La clé du mystère nous est révélée par le sable sur lequel
apparaissent les traces d'une autruche isolée, avec cette empreinte si
caractéristique d'un pied fourchu à l'ongle agressif, telle qu'on imagine la
trace du pied du Malin.
Ce fil d'Ariane sauva de la bredouille ; suivi
méticuleusement, il nous fit découvrir, à plus de trois kilomètres de là, mon
autruche, clopin clopant, mais filant quand même bon train ; quelques
minutes plus tard, je pouvais enfin mettre sur la voiture ce magnifique gibier
dont les cent kilos et plus avaient encaissé sans faiblir trois balles, dont
l'une l'avait traversé de part en part ; et j'avoue que la pensée du gigot
d’autruche (viande très semblable au bœuf) tenait bien peu de place dans ma
pensée en face du magnifique trophée que constituait un plumage superbement
fourni ...
Retour au convoi dans la nuit qui tombe, camarades furieux
d'avoir posé plus d'une heure et me croyant déjà perdu, combien envieux
ensuite. Tours et détours pour retrouver son chemin dans l'obscurité, arrivée à
Fort-Trinquet à onze heures du soir après s'être égarés deux fois, voûte
d'étoiles du désert endormi ... « mais ceci est une autre histoire ».
J. C.
(1) Bismillah, « au nom de Dieu », formule
rituelle par laquelle les musulmans commencent toute action.
(2) Regarde, les autruches.
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