Si, pour ma part, je dois à la renommée des anciens grands
cracks d'avoir enfourché, jeune, un vélo de course, la grâce touristique m'a
touché, presque en même temps, pour avoir suivi un peloton de chasseurs
cyclistes.
Ils avaient fait étape dans mon village de vacances et
étaient repartis, dans l’aurore d'une journée radieuse comme un cœur de quinze
ans pouvait le souhaiter.
Par eux j’ai compris tôt ce que signifie : Partir !
Ma jeunesse ne discerna point la servitude militaire qui les
enserrait. Je retins uniquement qu'ils allaient, pédalant, dans l'inconnu et
que je rentrais, moi, benoîtement, à mon étude.
Pour peu de temps, certes ... et hélas ! 14 arriva
trop vite ! ...
En vrai, si j'étais né pour pédaler, les grandes parades meurtrières
firent en sorte de cahoter mon ardeur.
Bah ! par la bicyclette j'ai recouvré toujours mes
moyens, m'acharnant à vivre, pédales aux pieds, parmi les jeunes et rire aussi
bruyamment qu'eux.
Il n'est guère que le mirage du front pour me ramener aux
conceptions de mon âge. Ayant rencontre l’égalité vraie entre les hommes, dans les
trous d'obus, je reviens, périodiquement, sillonner nos anciens champs de bataille
et me recueillir sur nos tombes.
Je n'analyserai pas le sentiment qui me conduit à croire que
la ligne de vie cycliste, elle aussi, ne finit point et qu'une autre égalité
règne parmi les pelotons de ses pratiquants.
On dit au front que ce sont toujours les mêmes qui se font
tuer ... Disons du cyclisme que ce sont toujours les mêmes qui pédalent.
La guerre est contée par ceux qui ont lu le communiqué.
La course cycliste n'appartient pas à d'autres qu'aux
spectateurs de vélodromes ou aux lecteurs de journaux.
Seul le cyclotourisme nous console de tant d'injustices ...
Ses adeptes sont à la fois pratiquants et spectateurs …
Au nom de l'amalgame inconsidéré qui précède, ou les pensées
bousculent les idées, les souvenirs épousant les réalités, je viens une
...nième fois de parcourir ce que les cartes Michelin dénomment le chemin des
Dames, alors que, durant quatre ans, oncques n'y vit le moindre jupon.
Le Laonnois aboutit à la Champagne. Et ce soir, courbé dans
mes prières, à quelques kilomètres du havre de l'étape, je n'arrive pas à me
desceller du sol pour reprendre mon vélo posé à un cailloutis ?
L'immense taupinière de Champagne s'étend à mes yeux autour
de l'emplacement de la ferme Navarin, que les communiqués de 14-1918 rendirent
célèbre.
Comme à Waterloo, visité deux années plus tôt au cours d'une
randonnée cycliste en Belgique, j'ai accédé au sommet de la pyramide qui marque
le point central de la bataille.
Là-bas ? Un lion de bronze, orgueilleux, sa lourde
patte posée sur le globe terrestre, face à la France.
Ici ? Le poilu taillé dans ta pierre ... Le poilu
tel qu'il s'est battu, tel qu'il a vécu, tel qu'il est mort dans la grande
égalité des tranchées ... Le poilu avec son fusil dans la simplicité,
magnifique, du martyr.
Aux deux endroits, des visiteurs. Des jeunes, beaucoup …
À croire que les vieux se sont lassés des pèlerinages.
À Waterloo, ils discutent encore vertement des chances qui
n'ont pas tourné, pour Napoléon ... Ce sont des Belges, des Hollandais et
des Anglais …
À Navarin, les jeunes sont tous Français … et ils ne
discutent pas ... Ils chahutent, ou s'embrassent ...
» Nous ne sommes pas respectueux du lieu », disait
une enfant de seize ans à son garnement d'amoureux avec lequel elle s'ébattait
face à la crypte ...
Je fus sur le point d'intervenir.
Eh quoi ! en un tel lieu chahuter !
Rigoler là où une génération demeure enlisée dans la terre
crayeuse que plus de trente années ont à peine entamée !
Courir ... sauter ... jouer ... jouer parmi
ces trous, ces entonnoirs, ces tranchées encore ouvertes au jour ... ou
leurs pères, par milliers, perdirent la vie !
Ces morts que la Champagne porte en elle, comme Verdun,
comme la Somme, l'Artois, la Lorraine ou d'autres, s'étaient battus pour que la
jeunesse vive.
Vivre, c'est rire ...
Alors, qu'elle rie !
Même sur les cendres de Gouraud placées au repos définitif
dans la crypte de Navarin mêlées à celles des poilus et, parmi ceux-ci, les
morts des divisions marocaines.
Mais qu'elle rie bien ...
C’est là où est le drame.
Pour qu'elle rie bien, il faudrait que les hécatombes de 1914-1918,
aggravées des meurtres de 1939-1945, ne se renouvellent pas tous les vingt-cinq
ans.
Elle rirait mieux, cette jeunesse, en allant par des
prairies bien vertes où des taillis épais qu'en parcourant la lande aride, où
l’arbrisseau lui-même n’éprouve aucun goût à s'élancer vers le ciel.
Le barbelé, l’éclat d'obus, la ferraille ondulée, le morceau
de grenade, la baïonnette cassée forment encore une armure infranchissable aux
tiges ou aux racines qui ne sauraient puiser de la sève là où l'ypérite, le soufre,
la poudre infectèrent à tout jamais le sol.
Tahure ! Perthes-lès-Hurlu ! La Pompelle et son
annexe, le cimetière de Sillery, l’ossuaire de Dormans ! ...
J’ai accompli ce circuit cycliste parmi tant d’autres. Je viens
de le refaire en auto, professionnellement. Ce n'est pas la même chose.
On ne salue pas les tombes à travers une vitre ... On
ne voit pas bien les fantômes non plus ...
À vélo, on prend le temps de s'arrêter ...
S'arrêter ... ralentir ... en plein siècle de la
vitesse prodigieuse ! ... C'est une gageure ... et une
bénédiction de la bicyclette ... Une-douce folie.
Une folie comme celle qui a pénétré cet homme habitant une
tanière, rencontré au crépuscule :
— Eh quoi ! vous chassez avec un Lebel ?
— Mais je ne chasse pas ! Je refais le chemin parcouru
cent fois en corvée de soupe ... Mon fusil est celui que j’ai ramené avec
moi ... Cette toile de tente contient des briques pour figurer les boules
de pain ... Ne me retardez pas ... les copains m'attendent ...
en première ligne.
La religion du combattant, comme celle du cycliste, exige du
fanatisme ... une douce folie ... avec quoi on accomplit des miracles ...
Lorsqu'on revient de Tahure, ou de Navarin, on songe, dans l'exaltation,
que ceux qui choisiraient pour dernier repos cette terre peuplée de fantômes,
qui furent des frères, seraient dans le vrai.
Est-il injuste ou irrévérencieux d'ajouter que le cyclotourisme
y retrouve ses droits ? La plupart des zones rouges, en effet, conservées
dans la renommée, seraient des sites purement touristiques si la note endeuillée
de l'héroïsme n'était venue y porter un ton accentué.
Mais on ne saurait se départir, dans le no man’s land
de ce qui fut le front et qui demeure une crête froide, du souvenir tenace des
heures terribles.
Le cyclotouriste qui les a vécues subit, plus que tout
autre, une émotion intense ; car le cyclo, par nature, vibre de toutes les
fibres. Il vit complètement dans la matérialité des choses, comme dans leur
vision.
Il a tôt fait de placer la touche sensible au plus sinistre
décor. Et son imagination chantera de douleur ou de joie devant une rangée de
barbelés ou un mur de lierre.
Le muscle, lui-même, s'enivre lorsque le cerveau s'enflamme.
Dans les environs de Verdun, je n'avais plus besoin de changer de développement ;
j’appuyais plus fort, sans m'en rendre compte, sur les pédales.
Ah ! notre terre ... En portes-tu des croix de
bois ! Il y a celles de l914 qu'on trouve tout au long des zones rouges.
Il y a celles de 1939 dont un voyage à tandem vers l'Alsace,
depuis l'Île-de-France, me fit passer une lamentable revue.
Il y a celles de 1944. Celles qu'on découvre en un carré, en
bordure d'une route !
« Automobiliste, ralentis ! Passant, recueille-toi ! »
J'ai trouvé cet avis immensément placardé devant un champ de
repos avant Thônes, en Haute-Savoie, au pied même du chemin qui mène au col muletier
de la Bluffaz.
C'était le matin, à quatre heures. La rosée n'avait pas
encore quitté son lit d'herbe pour s’élever vers le plateau des Glières.
Quelle immobilité ! quel silence !
Je n'ai trouvé rien d'autre à faire que de saluer militairement.
Et le salut d'un cycliste solitaire, à des pierres, à des noms,
surtout aux martyrs qu'ils rappellent, vaut tous les défilés claironnants ...
ou claironnés ... Ce sont toujours les mêmes ...
René CHESAL.
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