Le sport professionnel et les conditions financières qui
président aux déplacements et à l'organisation de toute manifestation sportive
ont subi depuis cinq ans de telles modifications que le vieux conflit qui
depuis si longtemps sépare les partisans de l'amateurisme et les promoteurs du
sport professionnel a perdu de son acuité ... au profit de ces derniers.
Certes nous sommes de ceux qui regrettent les temps heureux
où — pour quelques dizaines de francs — nous assurions nous-mêmes nos
frais de transport et d'équipement, car l'esprit de club et la camaraderie
sportive y gagnaient. Le « club », ses couleurs, le clocher qui
surmontait le stade étaient pour nous un second foyer, une petite patrie. Et
nous ne changions de club que pour cas de force majeure, le plus souvent du
fait d'un changement de situation de famille ou de profession. Aujourd'hui on
change de club ... comme de chemise, et cet esprit de club qui fit la joie
de notre jeunesse a presque partout disparu. On ne peut avoir pour un « patron »
qui paye des services le grand amour qu'on avait pour un drapeau ! Et nous
persistons à le regretter.
Mais la plupart de nos « grands amours » de ces
temps heureux ont, eux aussi, disparu, et notre consolation est que
l'amateurisme dans le sport n'a disparu que parce que, en même temps que les
autres libertés et autres joies de la vraie paix, il a été obligé de se plier
aux exigences de la vie nouvelle imposée par deux guerres et leurs désastreuses
conséquences, vie désormais « dirigée » dans ses manifestations les
plus élémentaires, vie soumise aux exigences de la montée des prix et de la
baisse du pouvoir d'achat. Si bien que le sport, qui jadis était pour nous un
luxe et une parure à la portée de toutes les bourses, n'est plus praticable, à
de rares exceptions près, sans avoir recours à un budget collectif alimenté par
des recettes ou par des subventions.
Or on ne peut passer sa vie a pleurer le passé. Essayons
donc, pour nous consoler des jours heureux, de nous adapter à ce changement en
constatant que, si le sport professionnel a tué ce qui, sur le stade et dans
nos clubs, était le plus beau, il a tout de même apporté des améliorations
matérielles (les seules, hélas ! qui intéressent, par force, aujourd'hui
la plupart des humains), et aussi, et ceci fait en partie pardonner cela, des
progrès techniques. Car il est certain qu'à partir du moment où un athlète est
payé, où le sport, de « distraction », devient pour lui plus ou moins
« métier », il peut, ou plus exactement il doit, consacrer à son
entraînement et à son maintien en forme plus de temps et plus de travail. Et il
faut reconnaître (il ne manquerait plus que cela !) que depuis cinq ans le
nombre et la qualité des équipes de football, par exemple, a sensiblement
augmenté. Et que, en athlétisme et en natation, où il est bien difficile de
dire où commence le professionnalisme et où finit l'amateurisme déguisé, les
records tombent chaque année en nombre impressionnant.
Ceci dit, essayons de trouver à cette conception nouvelle
une autre excuse que les obligations matérielles. Ceci est d'ailleurs
nécessaire, car on a trop souvent reproché, ou défendu, aux sportifs ce qu'on
trouvait naturel pour d'autres. Car, au fond, pourquoi reprocher à un jeune
homme, que la nature a doué de qualités athlétiques exceptionnelles, de faire
monnaie de son talent, alors qu'on trouve naturel qu'un musicien, un peintre ou
un sculpteur, doué également par la nature de dispositions exceptionnelles,
vende son talent, ses tableaux ou ses statues ? Il n'y a, à mon humble
avis, à cela rien d'immoral, et je ne vois pas en quoi la vitesse, la détente,
l'adresse, la perfection des réflexes devrait être méprisée alors qu'on
apprécie et qu'on récompense les qualités de la vue ou de l'oreille.
Malheureusement, ce qu'on oublie, c'est que la forme
sportive ne peut se maintenir aussi longtemps que le talent d'un violoniste ou
d'un écrivain. Ces derniers peuvent vivre de leur art jusqu'à l'extrême vieillesse,
et de leur art seul. Tandis que l'athlète doit abandonner la piste avant la
quarantaine, sous peine de n'y plus figurer que comme un second plan. Il cesse
sa carrière au moment où les autres affirment leurs talents. Le danger est dans
ce fait que trop souvent on n'a pas prévu cela, et que, le sport occupant tout
son temps pendant sa jeunesse, il est « remercié » à trente-cinq ans ...
sans avoir appris un autre métier.
À cet écueil, nous voyons deux solutions :
1° Exiger que l'athlète professionnel ait un métier
accessoire qui, vers la quarantaine, deviendra son vrai métier et lui permettra
de poursuivre sa vie. Et ceci est facile, puisque, par définition, alors qu'un
musicien ou un peintre peut travailler son piano ou son pinceau huit heures par
jour, un athlète, sous peine de se « claquer », n'a besoin, pour
s'entraîner, que de quelques heures par semaine.
2° Limiter l'accès au professionnalisme aux sujets vraiment
doués et capables de vivre honorablement de leur spécialité. Permettre aux
autres de pratiquer le sport en amateurs, en vrais amateurs, en
encourageant et en subventionnant les clubs amateurs.
Qu'on ne dise pas que cela est impossible. Nous connaissons
des clubs (le C. A. Montrouge, par exemple) qui arrivent très bien à vivre
heureux avec leurs seules subventions et cotisations. Ces clubs ont la sagesse
de ne pas retenir les grandes vedettes, si parmi leurs « enfants »,
il s'en trouve, et de les laisser aller courir leur chance — avec tous les
risques que cela comporte — dans un club professionnel, et de rechercher, au
contraire, la « joie de vivre » dans la pratique du sport pour
l'amour du sport, dans les seconds rôles. Et ces clubs, qui ne sont pas pour cela
de « petits clubs » (celui que je cite en exemple compte près de
1.000 adhérents), n'en ont que plus de mérite.
L'amateur trouve son plaisir à jouer au football, ou à
courir « à l’œil » tout autant qu'un fonctionnaire ou un intellectuel
trouve son plaisir à jouer du piano ou à dessiner sans faire de son « violon
d'Ingres » un métier.
Et ceci, en conclusion, nous ramène à la solution que j'ai
souvent, avant la guerre, déjà proposée, et qui me semble logique. Puisque,
dans la plupart des activités humaines et des professions, on a adopté avec
profit le système des examens, des concours d'entrée, et plus généralement de
l'orientation professionnelle, pourquoi ne pas organiser « l'orientation
et la sélection sportives », afin de ne permettre l'accession au professionnalisme
qu'à ceux qui sont vraiment capables d'y réussir et d'y gagner leur vie, au lieu
de laisser des incapables se jeter, à corps perdu, dans une carrière où ils ne
joueront que des rôles de doublure, pour se retrouver, à trente-cinq ans, sans
avoir jamais remporté une victoire, sans retraite et sans métier ?
Dr Robert JEUDON.
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